Du temps. Il a fallu laisser passer du temps après le concert donné par Judas Donneger à la fin du mois de février dans la cave
de Buffet Froid, à Lyon. Du temps pour digérer et encaisser les déchirures
sonores et la terreur industrielle du duo. Une façon quasi insupportable de
malaxer les sons puis de vous les recracher à la gueule ; une façon tout
aussi insupportable de jouer avec les nerfs de l’auditeur, de le séduire par là
où ça fait mal puis de le laisser complètement tomber, perdu au centre d’un
cyclone de sentiments contradictoires et cannibales auquel il ne peut ni,
finalement, ne veut échapper.
Comme auparavant avec les Suce-Pendus, le
précédent groupe de l’un des deux membres de JUDAS DONNEGER, l’écoute de la
musique du duo vous place dans une drôle de situation, inconfortable mais en
définitive consentie et acceptée, entre abomination et admiration, rejet et
séduction. Des Millions Qui Y Sont Encore,
premier et terrible album de Judas Donneger, retranscrit parfaitement toute cette
ambivalence ressentie lors d’un concert auquel je pense encore.
Après je me suis posé la question des textes
éructés par les deux Judas Donneger – l’un en mode stentor halluciné, l’autre
façon hurleur en camisole. Faut-il en parler de ces textes ou au contraire se
concentrer uniquement sur la musique ? A titre personnel, j’ai tendance à oublier
rapidement que telle vieille chanson parle d’un type qui tapine au coin de la
cinquante-troisième et la troisième rue pour pouvoir se payer sa dose
d’héro ; j’oublie tout autant que celle-ci raconte que l’on s’emmerde à
mourir pendant cet été pourri de l’année 1969. Mais je le sais quand-même, alors inutile
de nier que mon écoute des chansons en question est forcément imprégnée des textes
qu’elles contiennent.
Dans le cas de Judas Donneger c’est encore plus
évident. On ne peut pas dire que les textes soient contenus (dans tous les sens
du terme : pas d’effet boite à rangement ni de rétention ou de retenue). Des textes écrits en français
et si la musique du groupe est violemment offensive et malsaine, les textes le
sont tout autant et là encore il est impossible d’y échapper. On peut essayer
de les lire aussi, puisque Des Millions
Qui Y Sont Encore comporte un insert imprimé, et découvrir la virulence
parfois écœurée, souvent putride et toujours révoltée des paroles ou plutôt des
mots d’Endroit Clos, Lazare, Satti Oberlé ou 2012
(tiens tiens). Mais cette lecture n’apporte rien de plus ; elle apporte
juste, si besoin était, la confirmation que les mots que l’on est en train
d’écouter sont bien ceux que l’on a cru entendre et que l’on vient de bouffer
par la racine. Aucune illusion, aucun doute, aucune hésitation dans des textes
qui font pour moitié dans la puissance dévastatrice de Des Millions Qui Y Sont Encore. Un disque qui me hante au moins
autant que ce concert dans une cave obscure et un disque qui va désormais
beaucoup compter.
[Des Millions Qui Y Sont Encore est publié en vinyle uniquement par Animal Biscuit,
Attila Tralala, Et Mon Cul C'est Du Tofu ?, Gabu Asso et Label Brique]