On connait Simon Reynolds pour ce bouquin assez
formidable intitulé Rip It Up And Start
Again (publié en France aux éditions Allia)
retraçant l’histoire de la musique immédiatement après l’explosion punk de la
deuxième moitié des années 70. Le journaliste est de retour avec RÉTROMANIA, un pavé de quelques huit
cents pages consacré lui à l’impasse musicale (et artistique) des années 2000
dominées – affirme-t-il – par la citation, le pastiche et l’hommage permanent,
le tout sous couvert d’une nostalgie parfois « honteuse », aussi
passéiste et rétrograde que symbole du délitement de la civilisation
occidentale (délitement fort à propos mis en parallèle avec l’effondrement
industriel, financier et généralement économique de l’Europe de l’Ouest et de
l’Amérique du Nord mais malheureusement l’auteur ne creuse pas suffisamment cette
idée).
Simon Reynolds est un homme très pointilleux et un
journaliste toujours en quête d’exhaustivité. On se rappelle que pour Rip It Up And Start Again il avait pris
le terme « post punk » au pied de la lettre c’est à dire toute la
musique des années 80 après le punk : une façon pour lui de s’étaler sur un
tiers de son livre à propos de la « new pop » et en particulier de l’abominable
label ZTT fondé par le producteur Trevor Horn et le journaliste Paul
Morley ; si Simon Reynolds n’avait pas été à genoux devant ces deux hommes
ni apparemment fan de Propaganda et de Franky Goes To Hollywood il aurait admis
que les musiciens/groupes signés par ZTT (plus quelques autres abominations telles
que Human League, Duran Duran, Thompson Twins, Dead Or Alive, etc) étaient
symptomatiques de la mort de l’esprit post punk et marquaient précisément le
début de ce qu’il fustige pourtant avec virulence dans Rétromania : le non renouvellement généralisé de la créativité
et de l’innovation en matière de musique(s).
En un sens Simon Reynolds a raison puisque depuis
la naissance du rock’n’roll et de la pop moderne chaque décennie occidentale aura
eu son lot de courant novateur voire révolutionnaire et de citer la pop, le
psychédélisme, le folk ou la soul (les années 60), le heavy metal, le glam et
le punk (les années 70), le gothique, la musique electro, la synth pop et bien
sûr le rap (les années 80) puis le grunge, la culture rave, l’IDM et le glitch
(les années 90). Que s’est-il passé depuis le début du deuxième
millénaire ? Rien du tout au presque (le dubstep !) selon l’auteur
qui émaille son raisonnement d’exemples pouvant même remonter aux différentes époques
où censément le recyclage ou le pompage qui va avec n’existaient pas encore –
il y a un exemple que d’ailleurs Simon Reynolds ne cite pas mais que
personnellement j’aime beaucoup : la chanson Hey You Got To Hyde Your Love Away (1965) des Beatles et
composée par John Lennon est directement inspirée du folk de Bob Dylan alors,
oui, on pouvait déjà piquer des idées chez les autres dans les années 60…
Simon Reynolds objectera sûrement que dans le cas
de Hey You Got To Hyde Your Love Away
il s’agissait plutôt de saine émulation en forme d’hommage. Mais alors, quelle
est la différence ? La différence serait qu’aujourd’hui la musique, volée
ou non à d’autres, n’avancerait plus, ne progresserait pas et que le seul et
unique progrès des années 2000 en matière de musique resterait le progrès
technologique lié à l’aire numérique (l’internet, les mp3, la
dématérialisation, etc). En préambule Reynolds explique d’ailleurs que la
« rétromania » musicale est l’une des conséquences directes du
numérique : internet permet d’archiver et de consulter toutes les musiques
enregistrées de toutes les époques et YouTube est le site le plus visité au
monde… Encore une fois voilà une idée intéressante que Reynolds ne creuse pas
suffisamment.
Ajoutons enfin que selon l’auteur de Rétromania il n’y a pas que la musique à
être dans ce cas là : toujours aussi exhaustif Simon Reynolds consacre de
trop longues pages à la « mode » vintage et au design néo retro – le
parallèle est intéressant et nécessaire mais pourquoi en faire autant ? –
et de s’aventurer dans des considérations sociologiques tout aussi fastidieuses.
Malgré ses arguments d’apparence implacable Rétromania finit par apparaitre comme un livre plus dépressif et vain que judicieux et éclairant. L’auteur regrette la perte de toute créativité en musique et le recours au passé comme pour anesthésier le présent et fuir l’avenir mais il lâche également cette confession qui fout tout en l’air : « je me souviens de l’excitation que me procurait le futur » (et de citer des titres de chansons lui ayant fait sentir cette « excitation »). Il s’agit là d’un complet et parfait contresens en matière de musique, cette forme de création artistique qui côté auditeur/amateur de musique joue simultanément sur deux tableaux c’est à dire le très court terme ou même l’immédiat et le très long terme voire l’atemporel (ce qui nous reste de l’expérience d’un moment musical précis mais appartenant forcément au passé et que l’on a choisi de répéter parfois à volonté). En parlant d’« excitation » musicale Simon Reynolds ne peut faire que référence à l’immédiateté du présent, y compris celui dont l’expérience au moment T nous donne l’illusion très romantique qu’il durera toujours, par exemple le disque que l’on découvre ébahi ou le concert auquel on assiste complètement médusé. Le futur en matière d’excitation musicale n’existe pas réellement ou plus exactement il est on ne peut plus logiquement rétroconséquent et est le terrain propice à toutes sortes d’analyses a posteriori, ce qui est finalement contraire à l’excitation de l’instant. C’est évident au niveau d’un individu et de son expérience propre mais cela l’est-il également au niveau de tout un groupe d’individus ?
Pour en revenir aux Beatles ils ont vendus des
millions de disques pendant les années 60 – ça c’était leur présent, celui de
leurs fans du monde entier mais aussi les effets directs du marketing de Brian
Epstein lié au talent certain de la paire McCartney/Lennon et auquel on
ajoutera volontiers la production de George Martin ainsi que les trouvailles techniques
de Geoff Emerick. Aujourd’hui en 2012 on se souvient des Beatles pour leurs
chansons confinant parfois au génie mais qui pouvait affirmer dès 1963 que
cela se produirait réellement de la sorte ? Personne, mis à part les fans
exaltés mais aveuglés par leur enthousiasme du moment et mis à part les
vendeurs de disques désireux d’en vendre plus encore. Or tous les disques des
Fab Four ont été réédités en 2011 en version remasterisée et le « Double
Blanc » a même réapparu dans sa magnifique version mono ce qui chez
beaucoup a entrainé une complète redécouverte et donc réappréciation à la
hausse de ce disque. Ce présent là est-il faux parce qu’il est également un futur
trouvant sa source dans le passé (les années 60) ? Ou bien est il faux
parce qu’une fois de plus il est le résultat de l’option industrielle de la
culture de masse ? Le raisonnement de Simon Reynolds est tout simplement incomplet
car il confond son propre ressenti blasé parce que gavé avec les conséquences de
l’exploitation outrancière de la musique, exploitation ayant c’est vrai
entrainé les dérives rétromaniaques qu’il décrit. Et lorsqu’il parle
d’« excitation du futur » il ne peut pas parler de musique, il ne
parle pas de cette excitation qui nous fait penser que tel moment musical est
éternel et que par conséquent dans vingt ans on écoutera encore le même disque (ce
qui est une pure abstraction émotionnelle et ne correspond pas forcément à la
réalité vingt ans après) mais il parle plutôt économie et développement – ce
qui rejoint sa fascination pour le label ZTT et sa fulgurante réussite.
Reynolds explique bien sûr encore une fois que la profusion et l’abondance (ici : des sources musicales historiques) sont la cause du soi-disant non renouvèlement de la créativité mais il oublie de préciser que cette profusion n’est elle aussi que la conséquence d’un système global. On remarquera que l’étape numérique est à la fois la conséquence finale mais aussi le fossoyeur de l’exploitation musicale à outrance et des différentes cultures liées à la musique – il s’agit d’un aboutissement aussi autodestructeur que, dans le domaine de l’industrie, l’accumulation de capital productif au détriment de la main d’œuvre humaine. On peut alors affirmer que le piratage/diffusion « illégale » à grande échelle d’un passé musical plus ou moins récent sur internet n’est qu’une simple réaction économique et sociale : pourquoi repayer pour ce qui a déjà été rentabilisé 10, 100, 1000 fois ?
Cet « oubli » de la logique économique est-il
troublant de la part d’un homme qui après avoir vécu les années punk/post punk
(Simon Reynolds est né en 1963) s’est lancé corps et âme dans le mouvement rave
des années 90 ? Non parce que l’auteur fait partie des milliers
millions de personnes – musiciens compris – abusées par l’industrie du disque
pendant près de quarante voire cinquante années. Il semble même incapable de reconnaitre ce que l’underground a
régulièrement subi comme attaques et tentatives de récupération. A croire donc
que ce qu’il voyait, découvrait et écoutait alors, aveuglé par le caractère pseudo
libertaire et affranchi de la nouveauté, n’était pas en premier lieu une forme
de musique nouvelle en soi mais seulement une nouveauté comme une autre masquant
puis déclenchant in fine l’addiction
systémique née du modèle économique – logiquement le punk et ses dérivés, les
raves, la techno, tout ça sera logiquement et implacablement vite récupéré
comme tout le reste par l’industrie du disque mais cela déclenchera également
de saines contre-réactions telles que l’éthique DIY ou la politique de partage ou
tout du moins de diffusion raisonnée (parce que non basée sur l’obligation de
profits maximums) de la musique.
La dernière phrase du livre « Le futur est
toujours là, quelque part – j’en reste persuadé » résonne alors exactement
comme une vaine tentative de méthode Coué mais s’apparente également aux
injonctions sacrificielles d’experts économiques et hommes politiques qui
affirment encore que le modèle économique occidental de croissance,
d’accumulation et d’exploitation pourra renaitre de ses cendres après son énième
effondrement des années 2000 mais à la seule condition de continuer à faire
confiance à un système qui pourtant n’a rien d’équitable et qui ne se nourrit
que des déséquilibres sociaux et économiques qu’il engendre.
Simon Reynolds est un homme blasé parce qu’il est devenu un consommateur de musique comme un autre et que sa surconsommation a tué sa passion. Et c’est bien la logique productiviste et de rentabilité qui tue la création musicale : pour une industrie il est juste plus facile de recycler ce qui a déjà été fait que de chercher ailleurs (les directeurs artistiques, déjà moyennement utiles au départ, sont peu à peu devenus des directeurs du marketing). Si l’innovation et l’expérimentation semblent avoir abandonné la musique c’est d’abord une question de coût et non pas de goût. On peut même aller plus loin : se poser la question de l’avancement et du renouvellement en matière de musique c’est s’inquiéter pour l’avenir de maisons de disques tentaculaires qui servent à pas grand chose et qui demain ne serviront plus à rien du tout. Il est alors facile d’accuser le piratage, cette mauvaise excuse à la chute d’un empire musical et financier.
Mais la réalité peut être également celle-ci :
aujourd’hui plus qu’hier mais moins que demain celles et ceux qui ont encore
quelque chose à dire passent par des moyens détournés (on en revient à l’autoproduction
et au fais-le-toi-même) ou recourent à une logique économique responsable et
respectueuse – car il y a une énorme différence entre vendre des disques ou
promouvoir une musique et se faire de l’argent sur le dos de musiciens comme
des amateurs de musique. La question de l’évolution musicale ne se pose pas
vraiment dans les milieux indépendants et/ou alternatifs ou alors elle se pose
de façon tout à fait désinvolte : tant qu’il y aura des disques passionnants et
des musiques excitantes – qu’elles appartiennent au passé ou qu’elles innovent
ne serait-ce qu’un peu – il y aura des gens pour les écouter et les aimer à
leur juste valeur (et, à titre personnel, il y aura aussi matière à raconter
tout et n’importe quoi au sujet de ces disques et de ces musiques là, un
plaisir à nul autre pareil).
Rétromania
est publié aux éditions Le Mot
Le Reste.