Samedi soir… Après deux jours déjà bien chargés la
fatigue commence à se faire sentir mais on y retourne. L’affiche de cette
dernière soirée du Gaffer Fest propose
en effet Marteau Rouge et pour rien au monde – même un concert-souvenir des
Wedding Present à quelques centaines de mètres du Périscope – je ne raterais ça.
J’ai pourtant bien l’intention de me coucher de
bonne heure, c'est-à-dire un peu avant deux heures du matin et surtout avec
moins de deux litres de bière dans les veines, persuadé que ce soir je vais
pouvoir apprécier en mode pépère un concert de free jazz et de musique
expérimentale pour intellectuels du week-end. Mais la musique restera à jamais
l’une des plus belles expériences de ma pauvre et misérable existence terrienne,
tout simplement parce qu’elle me réserve toujours tellement de surprises. Commençons donc par boire une première bière.
Le fait que je connaisse assez bien le timonier amiral
et le moussaillon/souffre douleur de MEURTHE
ne va avoir strictement aucune influence sur ce qui va suivre. Mais d’abord un
peu d’histoire : anciennement baptisé Ulrike Meinhof, Meurthe aime jouer
dans le noir, a longtemps été un projet solo, a publié un titre de huit
secondes sur une disquette
informatique, utilise des pédales d’effets organiques qui oublient de
répondre aux ordres, joue de la guitare sommaire et est devenu depuis quelques
semaines un duo avec l’arrivée d’un jeune batteur versaillais inexpérimenté et
au sex-appeal incertain – un changement drastique de line-up en forme d’opération
séduction/marketing plus connue sous le nom de produit d’appel placé en tête de
gondole.
Meurthe c’est donc des textures sombres,
bruitistes mais pas assourdissantes, sur lesquelles viennent désormais se
greffer des rythmes tribaux et cycliques qui donnent du volume supplémentaire à
l’ensemble. C’est bien foutu, prenant, ça a de plus en plus tendance à gagner
en originalité – ce qui n’était pas gagné d’avance parce qu’en matière de
drone/indus ambient la messe est dite depuis longtemps – et ça m’a redonné soif.
Que demander de plus ?
Le fait que je connaisse également plus ou moins
bien les deux musiciens dont il va maintenant être question n’aura non plus
aucune influence sur ce qui suit. KANINE
est un duo de free jazz – une musique vieille de plus de cinquante ans
maintenant – et dont le but avoué est de marcher sur les pas de quelques grands
anciens (les deux musiciens citent Rashied Ali, Sunny Murray, Peter Brötzmann,
Evan Parker… mais on pourrait rajouter Coltrane à la liste). La tâche est
incommensurable et donc la seule façon de s’y atteler et de réussir réside dans
l’honnêteté de la démarche, une certaine humilité et tout le mordant que le duo
déploie sur ses improvisations.
Bien sûr Kanine n’a peut être pas encore toute
l’envergure ni surtout toute la technique pour s’immerger jusqu’au cou et
s’oublier complètement dans un bain de freeture absolue mais les deux musiciens
ont cet atout que personne ne peut leur enlever : la puissance et
l’électricité qui parcourent une prestation qui tient de la générosité et de
l’énergie. Plus le duo jouait et plus il devenait meilleur, développant une
rudesse certaine. Voilà, il faut un peu de temps – et de confiance en soi – à
Kanine pour que le groupe s’élève dans les airs mais il sait comment y parvenir.
Le duo composé de COLIN WEBSTER et MARK HOLUB
s’adonne également au free jazz mais nous raconte une toute autre histoire. On
avait déjà pu entendre Colin Webster il y a quelques mois dans la cave de
Buffet Froid en guest sur un concert de Loup mais on avait un peu regretté que
la configuration du lieu ne convienne pas tout à fait au jeu plein de subtilités
de ce saxophoniste anglais passionnant et très imaginatif. Le batteur Mark
Holub est son accompagnateur habituel, son vieux complice et pouvoir enfin
entendre les deux musiciens ensemble sur une scène était déjà en soi une excellente nouvelle.
Et c’est peu dire que ces deux là s’entendent à
merveille. Une connivence qui fait des étincelles tout en laissant à chacun
toute la latitude nécessaire pour assurer son propre numéro de funambule. Une
idée très précise et très juste de l’improvisation libre dans le cadre du free
jazz : chacun y va de son entrain, de ses fulgurances et de ses sauts
périlleux mais l’ensemble est cohérent et homogène ; Colin Webster et Mark
Hobub jouent ensemble et ils aiment ça. Moi aussi.
Et maintenant que dire ? MARTEAU ROUGE est un groupe composé de
Jean-François Pauvros (guitare, distorsion et voix), Jean-Marc Foussat (synthèse analogique,
bruits de bouche, voix et chapeau) et de Makoto Sato (batterie et poésie
muette). Des vieux amis, des vieux grincheux parfois et des vieux musiciens
encore terriblement jeunes. Un concert fulgurant – mêlant du vieux blues bien
crade, de la noise bien brute, du free bien libre, des expérimentations sonores
bien spatiales, du chant bien caverneux, de l’humour parfaitement irrésistible
– et une décontraction dans l’acharnement à faire exploser les barrières et les
préjugés (et les tympans aussi) qui laisse pantois.
On ne dira jamais assez de bien de Jean-François
Pauvros, mélange improbable mais très réussi de Jimmy Page et de Joey Ramone,
un type qui a donné la fessée à Thurston Moore, un esthète qui évidemment porte
des chaussettes
rouges, un musicien capable de jouer de manière génialement sale en finger
picking puis d’ériger des murs du son d’un bruitisme presque effroyable. Il
râle pendant le concert, donne des ordres que les deux autres font semblant de
ne pas entendre (« non mais tu ne balances pas tes sons maintenant avant
le concert ») et réclame avant un éventuel rappel – parce que le public est
furieux de désirs – le droit de faire une longue pause, de fumer une
clope, de boire un coup et de prendre son temps. N’empêche que Marteau
Rouge remontera effectivement sur scène et en fait de rappel donnera un
deuxième set encore plus démentiel et orgasmique que le premier. Et moi qui voulais me coucher de bonne heure.
[les photos de ce troisième soir du Gaffer Fest
sont ici
– le comité rédactionnel de 666rpm tient à l’unanimité à remercier l’ensemble
des groupes participants et surtout Franck Gaffer pour son abnégation et sa
vision des choses]