Sans parler de chef-d’œuvre, jusqu’ici il manquait encore aux Skull Defekts un vrai bon disque. Tout simplement. Non pas que Blood Spirits And Drums Are Singing (2007) et The Temple (2009) étaient mauvais. Mais ils étaient incomplets ou pour le moins brouillons. A posteriori Blood Spirits And Drums Are Singing se révèle tout de même supérieur à The Temple, ce dernier souffrant trop de son ambition, se perdant en longueurs inutiles (surtout si on écoute la version double LP) et manquant singulièrement de nerfs malgré quels éclats post punks tribaux bien placés.
Laissons également tomber les comparaisons douteuses entre la démarche supposée des Skull Defekts et celle de The Ex ou celle de Sonic Youth. Les suédois n’ont absolument pas le sens de la curiosité militante et communautaire qui anime les hollandais depuis plus de vingt années et qui a déjà poussé ces derniers à enregistrer de nombreuses fois avec des musiciens de la scène improvisée ou des musiciens africains. D’un autre côté les Skull Defekts n’ont pas non plus encore publié leur Confusion Is Sex, leur Bad Moon Rising, leur Evol, leur Sister ou leur Daydream Nation. Certes, comme Sonic Youth ils opèrent régulièrement des sauts dans l’espace-temps et livrent à leurs fans des albums périphériques et très dispensables entre drone bruitiste et harsh stérile, souvent en compagnie de musiciens invités… Ces albums dits « expérimentaux » des Skull Defekts sont pour la plupart aussi inintéressants que ceux de Sonic Youth – voilà enfin un point commun. Mais les new-yorkais ont intensifié voire généralisé la dichotomie sélective de leur musique (pop noisy d’un côté, masturbation prétentieuse de l’autre) à partir du moment où leurs sources d’inspiration ont sérieusement commencé à se tarir (Washing Machine). Alors que les Skull Defekts, eux, n’ont pas attendu pour sortir de tels enregistrements à l’obscurantisme arty tandis que leurs disques estampillés « rock » ont toujours laissé un arrière-goût d’inachevé et de petite déception. Déception d’autant plus perturbante que sur une scène le groupe est absolument magistral et débordant de classe, auteur au passage de l’un des meilleurs concerts vus durant l’année 2010.
Mais nous y voilà donc : les Skull Defekts publient un troisième album, Peer Amid, sur Thrill Jockey. Les espoirs renaissent immédiatement, on sent le groupe toujours prêt à de grandes choses mais cette fois-ci l’attente se corse un petit peu plus : Skull Defekts annonce avoir enregistré avec un line-up élargi, incorporant au chant et aux instruments divers (?) Daniel Higgs, le barde barbu de Lungfish, héro et colosse neurasthénique de l’indie rock US des 90’s. Quel drôle de mélange n’est ce pas ? Et quelle étrange alchimie envisage-t-on là… Pour mémoire, depuis la mise en stand-by de Lungfish en 2005, Higgs poursuit une carrière solo d’anti-prédicateur folklorique et est surtout poursuivi par une horde de fanatiques en anorak – le bonhomme est très impressionnant à voir en concert, son charisme est indéniable mais ses litanies de Droopy mystique peuvent aussi laisser bien froid.
Passons aussi sur le nom de cet album en forme de très mauvais jeu de mot, Peer Amid, un nom qui ne nous dit rien de bon. Et passons enfin sur un artwork plus sobre que celui de The Temple mais tout autant douteux au niveau de sa symbolique simpliste et attendue. Un Ouroboros, le serpent qui se mord la queue, autour d’un mandala. Bigre.
On a dit tout le mal que l’on pouvait de Peer Amid (à un détail près). On a émis toutes les réserves que l’on pouvait trouver sur les Skull Defekts et sur Daniel Higgs. On a fini de hausser les épaules, on a fini de faire semblant de regarder ailleurs et d’écouter à moitié. Tout le reste ne va être qu’enthousiasme démesuré et dithyrambe délicieusement excessive. Prosternation et déférence volcanique. Car Peer Amid est enfin ce grand disque que l’on attendait de la part des Skull Defekts. La formule a enfin parfaitement fonctionné tout au long de ces huit titres. La réaction chimique est complète. Le tribalisme du groupe ne tourne ô grand jamais en rond mais explose dans des décharges circulaires plus incandescentes qu’un brasier cosmique (What Knives What Birds, aussi sauvage qu’admirable).
Peer Amid est surtout et avant toute chose un fort bel étalage de compositions au post punk inexorable (Peer Amid, No More Always et Fragment Nimbus) et chamanique (Gospel Of The Skull et Join The True) alors que les titres moins directs – ceux sur lesquels il y a moins d’évidence mélodique ou de mots directement portés par la voix de Higgs mais qui fonctionnent plus sur le tribalisme enflammé du groupe – sont tout aussi méritants. Pour la première fois les Skull Defekts ont en effet su composer et construire quelques titres sans lignes de chant mais qui tiennent parfaitement la route (The Silver River, le génial In Majestic Drag et ses guitares terrifiantes ainsi que What Knives What Birds, déjà nommé). Reste bien évidemment que Daniel Higgs fait des miracles sur les titres où ses incantations sont mises en avant, souvent de simples modèles de phrases qui se répètent (en guise d’introduction au disque, le très long Peer Amid qui pourtant monte en tension sans faiblir), des narrations sans rimes (Fragment Nimbus et Gospel Of The Skull, très proche des préoccupations solo de Daniel Higgs) ou les même deux ou trois mots/formules en guise d’appel ancestral et mystérieux (Join The True, qui est un quasi monologue : Join The True/Easy To Do/Be As One/Who Passes Through – on donnerait en effet très cher pour entendre éternellement ces quelques mots et murmures au creux de l’oreille).
Si les titres « chantés » semblent occuper davantage la première partie du disque alors que les « instrumentaux » prennent relativement le dessus sur la seconde, Peer Amid n’est jamais un disque schizophrène ou, pire, déséquilibré. Car même sur ces titres exempts de la présence directe de Daniel Higgs – en fait on l’entend malgré tout psalmodier incompréhensiblement ou hululer dans le fond et on sait également qu’il a pris part à l’instrumentation – l’influence du barbu se fait également sentir. Catalyseur mystique de l’électricité et de l’âpreté des suédois, Higgs tient enfin son rôle de sauveur et de gourou. Il a cette façon de chanter et ce timbre légèrement nasillard qui l’impose en grand maître des cérémonies alors que derrière les Skull Defekts font tout leur possible et bataillent ferme pour élever à un niveau toujours supérieur leurs guitares dissonantes mais non dénuées d’un certain esprit garage et leurs rythmiques tourbillonnantes et ensorcelantes. La synergie Skull Defekts/Daniel Higgs touche ainsi à la perfection et la cérémonie païenne bat son plein. Join The True…
Si on écoute Peer Amid en vinyle on aura forcément raison. Non pas pour Hidden Hymn, le titre exclusif qui y sert de bonus et qui ne représente qu’un intérêt très limité (voilà donc le dernier détail négatif de l’affaire, évoqué ci-dessus), mais parce que Peer Amid se présente sous la forme d’un double 12’ tournant en 45rpm. Un sillon bien profond et la qualité ultime du pressage vinyle question dynamique et rendu sonore. Il n’en fallait pas beaucoup plus pour rendre ce disque totalement indispensable. Il n’en fallait pas plus pour le mettre d’ores et déjà dans les disques marquants d’une année qui pourtant ne fait que commencer. Et on rêve déjà à la suite, on en rêve d’autant plus que Peer Amid a été enregistré en octobre et novembre 2009, soit une éternité pour des musiciens aussi actifs que les Skull Defekts – alors on se doute que le groupe est déjà parti bien loin de là, alors on ne peut pas s’empêcher de se demander où il en est maintenant.