Vous avez exploré l’improvisation « non idiomatique » [i.e. hors langages et hors frontières], êtes-vous intéressé par les musiques extra-occidentales ?
Bien sûr, depuis longtemps. Cette expression « non idiomatique » se rapporte à l’époque à New York où je me trouvais plongé dans un mouvement qui inconsciemment niait ses influences pour créer quelque chose en évitant toute référence à son histoire, ce qui est impossible parce que beaucoup trop négatif même si la démarche était intéressante. Je voulais donc trouver d’autres matières pour créer de la musique improvisée et je croyais que pour cela il me fallait nier toutes mes influences. Il y a quinze ans, l’improvisation était sous l’influence du jazz et c’est beaucoup moins comme cela maintenant : les improvisateurs viennent de partout, du folk, du classique, du jazz, du rock, de rien… J’écoute beaucoup de musiques du monde entier pour mon plaisir mais non pour trouver des choses à faire. Je suis assez soupçonneux sur ces « fusions » à la mode dont les résultats sont rarement intéressants et en plus c’est assez problématique politiquement.
Pour vous la musique peut traduire un engagement politique?
Bien sûr, il y a engagement politique : il est dans les moyens de faire de la musique pour les gens. Lorsqu’on me dit qu’il n’y a rien de politique dans ma musique, je rétorque le contraire même si je ne fais pas de concert pour telle ou telle cause : je préfère manifester contre les lois Debré [comme maintenant on manifesterait contre LOPPSI 2], ce qui est plus effectif et plus utile.
Est-ce que vous pouvez me parler de Third Person, votre groupe avec Samm Bennett ? Est-ce que cela rejoint l’idée du rejet des musiques connues grâce au troisième membre interchangeable du groupe ?
C’était un peu cela même si ce n’était pas une stratégie. Nous avons fait des concerts à chaque fois avec une troisième personne différente. Comme cela marchait, on appelé le groupe Third Person et on a continué. Les deux dernières tournées étaient avec un seul troisième membre : le saxophoniste japonais Kazutoki Umezi mais nous ne sommes plus très actifs en ce moment parce que partagés entre trois continents. Third Person permettait de toujours garder un élément de surprise, confronter nos attentes en jouant avec quelqu’un de différent à chaque fois, confronter notre rapport entre Samm et moi avec les attentes d’un autre musicien.
Vous avez peu d’enregistrements en solo, avez-vous mis du temps à vous assumer en tant que musicien ?
Non, c’est parce que je peine à enregistrer et à sortir beaucoup de disques parce que je préfère sortir des choses que j’aime beaucoup, la qualité plutôt que la quantité. J’ai commencé à jouer en solo parce que j’avais peur de le faire et que cela m’attirait. Je crois qu’il faut garder un élément de risque, j’aime beaucoup la vulnérabilité dans l’expression artistique.
Le risque artistique est l’une des plus belles choses de la vie. Quand tout est sûr, le résultat est plat : c’est l’industrie de la musique. On ne prend pas de risques quand on veut réussir commercialement même si il y a des exceptions. Je me considère comme un combattant pour l’improvisation. Même si j’ai fait des choses composées, l’improvisation figure dans toutes mes activités musicales. Le mot « improvisation » implique le risque comme colonne vertébrale de la musique. Je n’arrive jamais au bout. Lorsque j’arrive, je m’arrête.
Qu’en est-il des Sculpteurs De Vinyles et de votre travail avec Otomo Yoshihide ?
Franchement il faut dire que c’est un projet moins conçu par un musicien que par un entrepreneur. Je ne sais pas si c’est pour cette raison que je trouve le résultat moins intéressant que ce qu’il aurait du être. Une carotte est souvent pendue devant les artistes et c’est difficile de dire non. Ce n’est pas un projet nul, pas du tout. Mais on a payé un billet d’avion à Otomo pour qu’il vienne jouer à Marseille, y rencontrer s’il le désirait Tom Cora et Catherine Jauniaux [une merveilleuse musicienne elle aussi et la femme de Tom Cora] puisque c’est là qu’ils habitent, et il était aussi obligé de jouer avec des jeunes scratcheurs du quartier. Belle idée mais ce n’était pas son idée. En plus maintenant c’est très à la mode de travailler dans les quartiers pour obtenir des subventions. Les associations règlent leur vision artistique selon d’où viennent les subventions et je sens que cette tendance a joué très fort dans ce projet par exemple. Je trouve que c’est encore une forme d’impérialisme redéguisé parce que c’est toujours « on va aller dans les quartiers et donner la culture » plutôt que de laisser la culture de là-bas se développer à sa façon tout en lui en donnant les moyens. Continuer à croire que l’on peut donner la culture c’est quelque chose de très français. Le côté positif de la chose est bien sûr que l’on considère que tout le monde mérite la culture mais toutes ces actions de distribution culturelle dans les quartiers, cela fait politiquement correct. Je m’interroge parce que je vois beaucoup de compromis artistiques en train de se faire autour de cette histoire. Mais parce que je suis étranger et que je n’habite pas ici depuis longtemps, j’hésite à dire tout cela : ma vision n’est certainement pas complète. Je peux me tromper très facilement et si quelqu’un me dit « non, ce n’est pas comme cela », je l’écouterai.
Vous allez jouer le 18 juin avec Roof. Comment est né ce groupe ?
Quand mes très belles années de collaboration avec The Ex ont pris fin – pas pour toujours peut être – d’une manière très amicale, chacun de notre côté, Luc le bassiste et moi avons eu envie de faire quelque chose d’autre ensemble. J’ai proposé de jouer avec Phil Minton et Luc a proposé Michael Vachter. Voilà comment cela a commencé. Cela faisait des années que j’avais envie de travailler avec Phil Minton – qui est un « vocaliste » très impressionnant – dans un projet qui nous appartienne vraiment car nous nous étions rencontrés dans un groupe où nous étions tous les deux sidemen, ce qui avait fini par être un peu frustrant mais l’envie nous en était donc restée.
Comme pour le reste de votre travail l’improvisation garde-t-elle une grande importance dans la musique de Roof ?
Oui. On fait des morceaux selon la façon que Luc et moi avons établie pendant les quatre années avec The Ex. On compose des structures qui frappent, qui sont efficaces et on utilise les talents de tout le monde dans le groupe, chacun est ce qu’il est au lieu de se conformer à une idée de Roof alors que Roof n’a pas été conçu avec une idée de ce que cela devait être.
Ce qui frappe lorsqu’on écoute Roof c’est que la musique a beaucoup d’unité alors que vous êtes tous des musiciens d’horizons très divers…
Moi aussi cela m’étonne ! (rires) Avec Luc, nous n’avons jamais pensé à des musiciens jouant de tel ou tel instrument mais toujours à des personnalités. Nous avions juste confiance en quelque chose que l’on ne connaissait pas encore mais on avait quand même confiance : on en revient à la part de risque dans la musique.
Quels sont vos projets à venir ?
Ce projet sur le théâtre qui est déjà en route. C’est un bon exemple de projet très politique puisqu’il s’agit d’une pièce de Bertold Brecht, Saint Jean Des Abattoirs, qui a été montée en 1929 à Chicago pendant le crack financier et qui a beaucoup à voir avec aujourd’hui : la mondialisation, le pouvoir de l’argent, le pouvoir du marché. La pièce est remontée de façon à montrer le parallèle avec aujourd’hui [et rien n’a changé en 2011…].
J’ai composé beaucoup de musiques sur le texte de Bertold Brecht, texte qui sera chanté par les comédiens et il y aura aussi beaucoup de musique improvisée avec des interventions sur scène de Luc, Michael Vachter et Zeena Parkins.
Ci-dessous une discographie très sélective et non exhaustive de Tom Cora :
Eugene Chadbourne – 2000 Statues and the English Channel (Parachute records – 1979)
Curlew – self titled (Landslide records – 1981)
John Zorn – Archery (Parachute records – 1982, réédition Tzadik en 1997)
Skeleton Crew (avec Fred Frith) – Learn To Talk (Rift/ReR – 1983)
Tom Cora – Live At The Western Front (No Man’s Land – 1987)
Third Person – The Bends (KFW – 1991)
The Ex & Tom Cora – Scrabbling At The Lock (Ex records – 1991, réédité en LP en 2009)
Tom Cora – Gumption In Limbo (Sound Aspects – 1991 et malheureusement complètement épuisé)
The Ex & Tom Cora – And The Weathermen Shrug Their Shoulders (Ex records – 1993)
Roof – The Untraceable Cigar (Red Note records – 1996)
Roof – Trace (Red Note – 1999, posthume)
Hallelujah, Anyway – Remembering Tom Cora (Tzadik – 1999, compilation et tribute)
Tom Cora – It’s A Brand New New, Live At The Knitting Factory (KFW – 2000, posthume)
[pour une discographie réellement exhaustive cliquez ici et mettez vos lunettes]