Elle est terrible et terrifiante l’histoire de Gunkanjima, petite crotte de terre oubliée au large des côtes du Japon, du côté du sud de l’archipel, pas très loin de la grande ile de Kyushu. Et quand on parle de « petite crotte » c’est vraiment ça : imaginez une ile de seulement 480 mètres de long par 160 de large et bétonnée de toutes parts, au point de la faire ressembler à un immense bateau – l’ile s’appelle en fait Hashima mais a été surnommée Gunkanjima qui littéralement signifie « navire de guerre » car un croiseur américain l’avait prise pour telle et l’avait ainsi canardée lors de la seconde guerre mondiale.
Gunkanjima a été transformée en monstre de béton suite à la découverte d’un filon de houille vers 1830 : pas beaucoup de place, beaucoup d’argent à se faire, l’île est devenue une mine, perdue au beau milieu de la mer d’Amakusa, une défiguration malheureusement typique de la frénésie industrielle, un dortoir géant/prison pour les mineurs qui y suaient sang et eau (on dit que Gunkanjima est même devenue un temps l’endroit sur terre où la densité de population était la plus grande).
Comme toujours, dès que toutes les possibilités de profits ont été épuisées, l’ile est tombée en désuétude puis a été totalement abandonnée dans les années 70. Les infrastructures de béton, les clapiers à mineurs, les installations de la mine sont restés tels quels, avant que la nature ne tente enfin de reprendre ses droits.
Cette histoire, enfant monstrueux du totalitarisme industriel et du capitalisme le plus débridé, c’est celle qu’a choisi de nous raconter le projet Gunkanjima. Plus exactement cette formation évoque les fantômes du passé, ce qu’est devenue cette île abandonnée, le chaos des blocs de bétons, le vent qui s’engouffre dans les fenêtres brisés, les cris de la mer qui tape incessamment sur les digues… Un magnifique concert donné dans la salle Antoine Duhamel de l’Ecole Nationale de Musique de Villeurbanne les jeudi 17 et vendredi 18 novembre dernier.
Gunkanjima est une formation composée – par ordre alphabétique – de Takumi Fukushima (violon et chant), Laurent Grappe (dispositif électroacoustique)*, Yoko Higashi (machines et voix), Gilles Laval (guitare et direction artistique), Yuko Oshima (batterie) et Marc Siffert (basse et contrebasse). Sans oublier un réel travail sur le visuel et les lumières, Gunkanjima jouant d’ailleurs derrière un écran semi transparent** sur lequel seront projetées lumières et formes abstraites. C’est ainsi que commence le concert alors que la salle est plongée dans le noir, que les spectateurs assis dans des fauteuils se demandent ce qu’il va bien pouvoir leur arriver : des éclairs de lumière violents projetés depuis la scène et aveuglant l’écran d’un blanc tyrannique.
Une entrée en matière qui permet de découvrir ensuite le dispositif sur scène, la place de chaque musicienne ou musicien. Entre musique bruyante (on va dire « rock », tendance Canterbury), free, musique électroacoustique ou musique contemporaine, le concert a alterné moments d’ensemble d’un fracas saisissant, dialogues à deux ou trois musiciens et parties sur lesquelles l’un des protagonistes se détachait davantage des autres – je pense notamment à Takumi Fukushima, merveilleuse musicienne, aussi bien au violon qu’au chant.
Belle idée également que ces « interludes » ou chaque musicien prenait une guitare électrique pour jouer tous ensemble avec une belle unité, comme ce passage répétitif et fort entre Glenn Branca et Fred Frith ou cette accalmie finale sur fond de lumières bleues et d’une sérénité apaisante. La musique comme le spectacle (il faut bien employer ce mot parce qu’on en prenait plein les yeux) était d’une richesse fulgurante : pas un instant on ne pouvait se demander où les musiciens de Gunkanjima voulaient en venir, pas un instant on ne pouvait prévoir ce qui allait suivre. Les sensations, les émotions submergeaient l’espace et le temps avec une ampleur toujours renouvelée.
Après le concert, Yoko Higashi a non sans émotion évoqué la catastrophe nucléaire de Fukushima « puisque les journaux n’en parlent même plus ». Va-t-on abandonner toute cette région irradiée et infectée du Japon comme on l’a fait il y a 40 années avec l’ile de Gunkanjima ? Pour soutenir et aider les enfants des populations de Fukushima abandonnées de tous et que visiblement personne ne souhaite emmener loin des zones contaminées, la musicienne a monté une association d’entre-aide et a indiqué qu’elle vendait des badges au profit de cette cause à la sortie de la salle. On ne peut que soutenir et on veut croire que la somme d’actions dérisoires finira bien par enrayer un jour la bêtise et la crasse dont on nous impose les lois et la gouvernance.
* en remplacement de Bérangère Maximin, de celui-ci je ne peux que vous inciter à (re)découvrir le magnifique Luxe De La Réflexion (édité par Sonoris et Metamkine)
** quelle ne fut d’ailleurs pas ma surprise en découvrant ce dispositif, dispositif magnifique de visu mais ayant occasionné les pires photos prises depuis longtemps