Je crois que si Conger! Conger! n’était pas un groupe marseillais mais un groupe lyonnais, j’irais le voir jouer sur scène le plus souvent possible, c'est-à-dire à chaque fois, en simple voisin passionné, dès que le groupe aurait la bonne idée de donner un concert en ville. Premier véritable long format de Conger! Conger! après deux disques réussis – un mini album publié par XcRoCs records et un split partagé avec les regrettés Ox Scapula –, le trio a accouché avec At The Corner Of The World d’un disque plus qu’à la hauteur et dépassant haut la main ses deux prédécesseurs.
At The Corner Of The World a été inspiré par les livres qu’a publiés le journaliste-écrivain Jean Hatzfeld à propos du génocide rwandais et d’ailleurs une feuille arrachée d’un de ses bouquins a été glissée dans chaque exemplaire du disque – j’ai hérité des pages 213 et 214 d'Une Saison De Machette dans lequel Hartzfeld donne la parole à des tortionnaires emprisonnés après les faits et en attente de leur jugement – et on ne peut que remarquer également l’illustration de la pochette conçue par Pierre Guilhem (avec une belle sérigraphie du Dernier Cri). Quant aux textes des dix chansons composant At The Corner Of The World, on les découvre en lisant l’insert du disque et on n’y décèle aucun moralisme ni aucun jugement mais le constat effroyable d’un drame de l’humanité. Ce n’est pas tout les jours que je me penche avec intérêt sur les textes et la thématique d’un disque, en général cela m’ennuie plutôt profondément, je préfère la frivolité et l’inutilité voire la trivialité mais je crois que des mots tels que « Universe is not big enough to stock blood and bones/I put my head off to have a rest/I breath before the ground swallows my teeth/I try to come down without any stairs/I try to fly without any wings/I lost more than blood/Life is just one fall » ont suffisamment de force pour ne pas être mis de côté. Pour une fois.
On peut bien évidemment écouter At The Corner Of The World uniquement pour sa musique. C’est même exactement ce que j’ai fait un nombre incalculable de fois avant de m’apercevoir qu’il y avait quelque chose de précis derrière ses textes. Musicalement voilà un disque étonnamment varié – pas si étonnement que ça tout de même si on connait déjà les autres enregistrements de Conger! Conger! – mais surtout voilà un disque qui malgré ça arrive à tenir debout en un tout cohérent et passionnant. On est très éloigné de l’exercice de style, de l’optique qui consisterait pour un groupe à se dire « tiens les gars, on aime tels mecs donc on va faire un titre à leur manière » ou « on aime tel et tel genre donc rendons-leur hommage » or toute la diversification dont fait preuve le trio n’empêche pas que l’on n’oublie jamais que l’on écoute du Conger! Conger!. Très peu y sont arrivé – pour ne pas dire presque personne – et Conger! Conger!, sans jamais s’encombrer avec les idées parfois un peu rances et inutiles de pastiche ou de parodie, se plie sans aucun problème aux exigences de l’écart stylistique. Evidemment le groupe ne mélange pas non plus les serviettes et les torchons : on peut schématiser en affirmant simplement que Conger! Conger! est un vrai groupe à guitares, un groupe pop, un groupe noisy, et même carrément noise aux entournures mais le trio en décline aisément toutes les facettes avec une aisance et une imagination bienheureuse. Comment résister aussi à cette basse légèrement mise en avant et qui ne se contente pas d’un banal travail rythmique ?
Pour arriver à ses fins, le groupe possède plusieurs atouts : des chants différents – cela va de la voix suraigüe à la grosse voix écorchée – et apportant logiquement des couleurs différentes aux compositions ; un songwriting de niveau élevé ensuite, ce qui n’est pas peu dire, parce qu’on n’a jamais l’impression que Conger! Conger! se contente de citer quelques illustres ancêtres ; enfin une instrumentation – bien que reposant sur la sainte trinité guitare/basse/batterie – qui sait varier les positions et les plaisirs : ici une basse toute en espagnolades sur le très étonnant Li Guardo, là une partie de guitare jouée au bottleneck (Pray et son solo de damné), ailleurs un xylophone qui vient rehausser la mélodie (God Seems To Be Here) ou un chant à la Blonde Redhead sur Her Name, une rythmique infernale sur Icarus, etc. Des idées, des trouvailles, des illuminations, At The Corner Of The World en possède à la pelle ; chaque nouvelle écoute révèle de nouvelles découvertes et son lot de surprises-bonus qui vont avec. Voilà un disque que l’on n’est pas prêt d’oublier, voilà un disque qui fera plus que marquer une année 2011 déjà bien chargée en émois musicaux.
[At The Corner Of The World a été publié à 300 exemplaires numerotés par Katatak records, label auprès de qui il est très vivement conseillé de se procurer ce disque magnifique]