Comme c’est bon de ne pas travailler, d’être au chômage, de ne pas être obligé de se lever tous les matins – sauf pour emmener les gosses à l’école mais on peut très bien se recoucher après – et de ne pas avoir plus d’obligations que celles que l’on se donne. On peut alors en profiter pour se demander si derrière chaque branleur en suspens ne se cache pas un patron en puissance. Je plaisante bien sûr, mais pas tant que ça.
Pour occuper tout cet espace d’oisiveté je me suis donc prévu un agenda de ministre en matière de concerts. Dimanche soir c’était The Healthy Boy & The Badass Motherfuckers avec Zëro à Grand Guignol. Lundi c’était au tour de Chevreuil à Grrrrnd Zero. Et ça va continuer mercredi puis samedi soir. Quelle énergie. L’énergie de pédaler dans le froid et sous la pluie jusqu’à Vaise pour me pointer devant le Rail Théâtre, carrément en avance pour cause de rendez-vous informel avec le boss d’Africantape. Moi je l’ai déjà vu ce gars là, à un concert de Chevreuil et à une lointaine époque où je ne me faisais pas remarquer en écrivant des conneries sur les disques que j’écoute (je me contentais de les passer dans une radio que de toute façon personne n’écoutait). Mais pas lui. Et c’est amusant le choc du regard, celui qui trahit que l’on ne s’imaginait pas vraiment l’autre comme ça. C’est lorsque la parole commence à fonctionner que l’on doit enfin se rendre compte que c’est bien à la bonne personne que l’on a affaire. Il n’y a rien de plus vide qu’un écran d’ordinateur, même rempli à ras bord de mots et d’images. Donc rien ne vaut une vraie rencontre. Merci beaucoup.
Le concert de ce lundi soir est organisé par Maquillage et Crustacés. Initialement Chevreuil aurait du venir jouer à Lyon en juin de cette année mais pour une raison qui m’échappe toujours le concert avait été annulé ou plus exactement reporté. Et puis on regrette un peu que Sathönay (nouveau projet de Nico Poisson de Ned) ne soit finalement pas de la partie mais on accueille avec plaisir Daniel Higgs, rajout surprise de la programmation. Et malgré cette belle affiche le public ne va pas se précipiter au Grrrrnd Zero/Rail Théâtre. Renseignements pris, cela n’a pas été non plus la grande joie du côté de L’Epicerie Moderne qui accueillait Sofy Major et Shrinebuilder. Les concerts du lundi en hiver.
Raymond IV joue en premier, planté au beau milieu de la salle et quasiment dans le noir complet. Il a installé sa guitare à plat sur sa droite, sur sa gauche on remarque une table de mixage et entre les deux c’est un entrelacs de câbles reliant diverses pédales, etc. Quand je dis que Raymond IV joue dans le noir ce n’est pas tout à fait vrai, au dessus de sa tête est accroché un caisson contenant un projecteur qui l’éclaire de temps à autres mais très faiblement. De loin on voit des petites taches de lumière se déplacer furtivement au sol, les personnes assises juste à côté du musicien ont pu se rendre compte que le projecteur diffusait en fait des films et non pas uniquement des formes abstraites de couleur.
La table de mixage sert à faire tourner les sons extirpés de la guitare, éventuellement mis en boucle et trafiqués à l’envie. Raymon IV pratique donc une sorte de quadriphonie mutante dont il prend bien garde de ne pas trop abuser, ne l’utilisant que pour souligner les sons qu’il met en œuvre et là l’amateur de poésie musicale est proprement servi par toutes les résonnances et altérations que lui offre le musicien. Ce fut peut être un tout petit peu trop long mais ce fut souvent passionnant, surtout ces dérapages dignes des manipulations sonores d’un Fennesz ou d’un Markus Popp/Oval – qui eux utilisent un laptop (quel bande de vieux losers). Lorsque les lumières se rallument notre garçon se relève de ses machines pour récolter tout souriant une salve d’applaudissements bien mérités et certains auront alors reconnu en lui l’un des musiciens de Pan Pan Pan, groupe qu’au passage on aime beaucoup par ici.
Invité de dernière minute du concert, Daniel Higgs est un personnage étonnant. Son cou et ses mains laissent entrevoir qu’il a le corps couvert de tatouages, il porte une imposante barbe blanche qui lui donne des airs de vieux druide islandais et il est surtout connu pour être le chanteur de Lungfish, groupe qui n’a pas donné de signes patents de vie depuis 2005 et l’album Feral Hymns – Lungfish est toujours officiellement actif bien que Daniel Higgs a multiplié les disques et concerts en solo ces dernières années. Ah ouais je fais mon malin à propos de Lungfish mais en fait je n’ai jamais écouté que deux albums du groupe : Feral Hymns justement ainsi que l’album Indivisible de 1997 mais par contre je ne saurais trop vous conseiller d’avoir recours aux conseils avisés de spécialistes qui n’ont que ça à foutre de leurs journées que de se taper toute la discographie d’un groupe et ce uniquement pour le plaisir.
Pour Daniel Higgs je ne l’avais encore jamais vu en concert – encore un grand mystère – mais je ne suis pas trop surpris de le voir débarquer avec son banjo, ses tatouages de partout, son harmonium qui ne joue qu’une seule note (?) et ses chansons/psalmodies post chamaniques sur la fin du monde et autres petites considérations ordinaires. Le premier morceau semble s’intituler Bible Time vu que Daniel Higgs ne cesse de répéter à l’envie ces deux mots et j’aime à penser que c’était parfaitement ironique même si j’en suis de moins en moins sûr jusqu’au moment où il chante take it and throw it away/see it as it flies, ce qui me rassure sur le caractère iconoclaste de son prêche. Un instrumental joué au banjo puis Daniel Higgs entame un autre (très) long morceau qui finit par me décourager. Malgré la présence et l’aura du bonhomme ses litanies proches de la performance et du happening ne me touchent guère. Il faut dire aussi que j’ai toujours été plus spiritueux que spiritualité*.
Place à Chevreuil qui s’installe au beau milieu du Rail Théâtre. Cette configuration fait partie du folklore du groupe, tout comme les quatre amplis qui encadrent les deux musiciens et au travers desquels le guitariste va faire tourner les sons de son instrument ainsi que ceux sortis de son clavier. Le poste à musique d’un kitch blanc tout ce qu’il y a de plus écœurant et qui diffusera en sourdine pendant tout le concert des daubes 80’s – par exemple et au hasard Boys Boys Boys de Sabrina, attention c’est super chaud à 2’42 – ou la glacière qui sert au guitariste de rangement pour ses pédales d’effet puis de siège pour le concert sont également partie intégrante de toute cette mise en scène qui ne se prend pas au sérieux.
Et sinon ? Le Chevreuil est il encore fringant ? Celles et ceux qui n’avaient encore jamais vu le duo en concert ont eu le droit de se prendre une claque mémorable. Celles et ceux, plus vieux, qui connaissaient déjà, ont retrouvé toutes les bonnes sensations. La Rolls Royce du math rock n’a rien perdu de sa rutilance et de son panache. Julien est toujours ce batteur très physique et complètement fou, Tony est toujours un fin guitariste jonglant de main de maitre avec ses boucles, ses amplis, sa guitare, son clavier. J’ai toujours trouvé, non sans une certain attendrissement, qu’il avait une tête d’ingénieur en aéronautique et le voir passer régulièrement pendant le concert de l’état de guitariste scientifique et appliqué à celui de franc-tireur douillet de la gâchette est l’un des grands plaisirs de Chevreuil en concert. En toute logique et selon certaines sources bien informées Chevreuil devrait revenir jouer l’année prochaine pour un festival du feu de dieu qu’organiserait Africantape au Grrrrnd Zero le dernier week end d’avril. Et renseignez vous également ce qui se passera la semaine précédente du côté de Paris, on ne sait jamais.
Malheureusement pour lui, Alexis Gideon a la lourde tâche de terminer la soirée. Certains diraient qu’il l’a achevé. Après la tornade Chevreuil il ne restait pas beaucoup de place dans les cœurs et les oreilles pour la musique bigarrée de l’américain, tout sympathique que l’on puisse le trouver. Il a pourtant eu la très bonne idée d’adapter en musique un conte traditionnel chinois du XVIème siècle et il s’accompagne sur scène d’un film projeté derrière lui et racontant la même histoire – son dernier disque, Video Music II : Sun Wu-Kong, sorti chez Africantape, est un double LP couplé avec un DVD.
Malgré l’originalité du sujet et malgré – à cause de ? – son traitement, le concert de Alexis Gideon est fastidieux, indigeste et le décalage n’opère pas vraiment (Alexis Gideon aime alterner parties rapées, plans de guitar hero, chant presque lyrique dans un registre proche d’un baryton et electronica cheap). Le côté ludique et voyageur du truc s’évapore complètement dans les airs d’un Rail Théâtre de plus en plus déserté par le public et c’est dommage. A écouter – et regarder – plutôt à la maison qu’en concert. Ou alors dans un vrai cinéma.
[toutes les photos du concert ici]
* j’avais aussi pensé à une formule du genre : « liqueur ou le cœur, il faut choisir »