Quelle surprise de voir Soixante Etages réapparaître fin 2010 avec un nouveau disque sous le bras… Repli-K 07 est le septième album du collectif qui en profite pour revendiquer 29 années d’existence. Aujourd’hui Soixante Etages est réduit au duo composé par Dominique Répécaud (guitares et bidouilles en tous genres, membre historique) et Bruno Fleurence (Accordéons, Trompettes, percussions, objets, etc., il a intégré le groupe pour son album ASBL en 2002), duo augmenté des participations de Heidi Brouzeng (voix, clarinette) et de Hervé Gudin (guitare) ainsi que du fidèle François Dietz à l’enregistrement et au mixage.
Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Depuis sa première cassette en 1986, Soixante Etages a vu passer dans ses rangs – en tant que membres permanents ou simples membres invités – des noms aussi importants dans le monde des musiques expérimentales que ceux de Jean-François Nodot (cofondateur du collectif en 1982 avec Dominique Répécaud), Daniel Koskowitz, Jacques Debout, Marie-Noëlle Brun, Olivier Paquotte, Yves Botz, Daunik Lazro, Michel Henritzi, Jérôme Noetinger, Laurent Daillau, Lionel Marchetti, Mathieu Champagne… j’en oublie très certainement mais on trouve dans Soixante Etages nombre de musiciens tournant autour du Centre Culturel André Malraux de Vandœuvre-Lès-Nancy et de son festival Musique Action (dont Dominique Répécaud est le directeur). On pourrait ajouter à cette énumération le groupe Etage 34 qui était une émanation directe de Soixante Etages composée de Dominique Répécaud, Daniel Koskowitz et Olivier Paquotte ainsi que le collectif Idiome 1238 réunissant quelques uns des noms cités ci-dessus mais également Fabrice Charles, Michel Doneda, Lê Quan Ninh et Jean Pallandre. Voilà pour les présentations mais on peut consulter sur le site du label 33revpermi* les différentes incarnations de Soixante Etages et tout l’historique du groupe.
La musique de Soixante Etages a toujours été changeante pour ne pas dire mouvante. Aucun disque du groupe ne ressemble à son prédécesseur et Soixante Etages a dans le passé exploré plusieurs pistes – parfois de façon contingente – telles que le rock in opposition, l’improvisation libre, le free form freak out le plus débridé, toutes les possibilités dissonantes de la guitare bruitiste… Si chaque disque du groupe a son identité propre – laquelle, on l’aura compris, est aussi diversifiée grâce aux apports des musiciens invités lors de l’enregistrement – on peut toutefois déterminer une patte commune : les voix déjà, souvent narratives (sur Repli-K 07 Heidi Brouzeng manie aussi bien l’allemand, l’anglais que le français et emprunte des textes écrits par Emily Dickinson ou Robert Walser), les guitares en combustion permanente et, plus généralement, cette façon de triturer les sons et d’en tirer des explosions soniques frissonnantes.
Car Soixante Etages a, d’une certaine manière, toujours été un groupe de rock… seulement voilà un groupe de rock qui ne se satisfait pas de chansons, de structures, de riffs et de compositions, aux sens classiques des termes. Toute tentative de mise en forme trop factuelle est même prise pour une atteinte à la créativité du groupe et seule la recherche sonore semble compter plus que tout.
Repli-K 07 est un disque étonnant de poésie sonore, de naïveté brute, de sons distordus, d’allers-et-retours dans des impasses (l’important c’est d’arriver à en sortir) et de reprises – The Blank Invasion Of Schizofonics de Pascale Comelade et Party Of Special Thing To Do** de Captain Beefheart. Blues, Repli-K 07 l’est certainement, dans le sens où voilà un album qui part toujours de traviole, ne se contentant pas de rendre un hommage à une musique antique – tout comme le blues des origines, celui d’un Blind Willie Johnson par exemple, reprenait des langages plus anciens encore pour en faire naître de nouveaux – et faisant sienne les perversions psychotiques et visionnaires du Capitaine Cœur De Bœuf. Lequel est à nouveau cité – en dehors de la référence évidente contenue dans le titre même de l’album – dans le titre de la dernière plage (Le Masque De La Truite) et dans les pages du livret : « Dino et Bruno sont dans un bateau. Le blues tombe à l’eau. Ils y plongent, avec leur masque de truite ».
Du capharnaüm de guitares, trompettes, notes d’accordéon, manipulations sonores et narration nait ainsi un hommage bancal – ou moins aussi bancal que celui qui l’a inspiré. Les intentions paraissent claires – Don Van Vliet/Captain Beefheart est mort le 17 décembre 2010, alors que s’achevait l’enregistrement, étalé sur quatre années, de Repli-K 07 – mais le résultat est imprévisible voire inattendu : Le Masque De La Truite convoque bruits de salle des machines et harmonica asthmatique : ce battement dans le fond pourrait bien être celui d’une vieille horloge égrenant à rebours les minutes qui s’envolent pour de bon.
* au passage tous les disques cités dans cette chronique sont disponibles auprès de 33revpermi – de Soixante Etages on ne saurait trop vous conseiller les albums Headproof Cauldrons For Wanglers (1990) et De Sa Bouche De Loup (1997).
** rien n’est précisé dans le livret mais le chant sur cette version de Soixante Etages aurait pu être le sample d’une piste originale enregistrée par Don Van Vliet, non ? à moins que ce ne soit encore Bruno Fleurence qui donne ainsi de la voix tout comme il l’avait déjà fait sur 6, l’album précédent de Soixante Etages, lors d’une reprise dûment charcutée du The End des Doors