vendredi 5 juin 2009

Moi aussi je vous aime























Cela me rappelle un sujet du bac de philo : sur quoi peut s’appuyer la conviction d’avoir raison ? Dans le cas de Kourgane l’évidence l’emporte sur toutes formes de raisonnement ou d’argumentation. Heavy, album surprise de l’année 2008 et de ce début d’année 2009 (une édition vinyle vient de paraître et elle est absolument magnifique) est le disque que j’ai le plus écouté depuis sa parution il y a six mois, le disque que j’écoute encore avec bonheur aujourd’hui, le disque dont je n’ai pas effacé les traces dans mon lecteur mp3, un disque que je possède en deux éditions différentes -et encore, s’il paraissait en cassette vintage je crois que je me le retoperais direct une troisième fois- et le disque que j’ai encore envie d’écouter là, tout de suite, maintenant, débout ou par terre.
Mais qui en a à foutre de Kourgane ? Qui s’intéresse à cette hydre* à quatre têtes ? Nous sommes trente personnes exactement à nous rendre ce jeudi soir au Sonic pour renifler les odeurs animales de ce monstre au comportement dévastateur et provocateur. Tu en as marre des rip-off de Shellac ? Tu en as marre des apprentis post punk qui comme ce nom/appellation l’indique ont trente années de retard ? Tu en as marre des groupes qui jouent une noise tellement millimétrée et calculée que tu sais exactement à quoi t’en tenir ? Et bien il fallait venir voir Kourgane en concert. Loser.






















Kiruna a la charge d’ouvrir le bal. Ayant retrouvé son chanteur titulaire après une tournée de printemps effectuée avec l’aide d’un intérimaire promptement remercié, les quatre lyonnais jouent par terre devant la scène comme n’importe quel groupe de sales punks et ils ont bien raison : cette configuration leur va bien et il y a malheureusement suffisamment de place pour que tout le monde puisse s’étaler et voir le concert dans de bonnes conditions (on n’est pas au sauna ni dans un club de gym comme pour un concert de punk à roulettes).
La prestation du groupe est des plus convaincantes, donnant un petit goût d’obsolescence à Penundaan, l’unique LP une face enregistré par Kiruna à ce jour : les tempos me semble légèrement accélérés, certaines parties de titres ont été remodelées (ou alors je rêve ?) et la musique de moins en moins hard core et de plus en plus noise du groupe gagne sur scène en énergie communicative et positive ce qu’elle perd de ce caractère flottant et étrange qui traversait fugitivement Penundaan. De nos jours mêmes les jeunes branleurs travaillent plus que jamais leur musique (tout en affichant une certaine désinvolture : plantage rigolard au début d’un titre, prétendre que l’on ne jouera plus tel autre avant de casser la baraque pour de bon avec) et qui s’en plaindrait avec un tel résultat? Faudrait juste composer quelques titres de plus car du coup ce concert paraissait bien trop court.


















Kourgane ne jouera pas au sol. Le groupe de Pau s’installe sur la scène : guitare à gauche, et guitare baryton à droite. A milieu le micro et un pupitre. Frédéric Jouanlong, chanteur/poète du groupe, prétend qu’à trente huit ans il n’a plus la mémoire d’un jeune homme -qu’est ce que je devrais dire moi ?- qu’il a besoin de son cahier de textes en cas de trou et réclame également une loupiote pour pouvoir lire. A une personne lui demandant plusieurs fois de virer son cahier il répondra malicieusement je sais ça casse le mythe mais je crois que ce pupitre n’est qu’une petite provocation de plus, non pas une façon de mettre une distance stupide mais un moyen d’affirmer le caractère littéraire et ambigu des textes, un pied de nez aux poses du chanteur matamore lambda. Frédéric Jouanlong est un auteur qui joue avec humour à la diva/concertiste et inversement.
Le non-sens occupe donc une bonne part dans l’univers de Kourgane. Outre ce pupitre, Frédéric Jouanlong introduit les morceaux à suivre par un petit speech incompréhensible, comme s’il jouait tout seul au cadavre exquis, racontant des histoires invraisemblables de garagiste croate désireux d’ouvrir une salle de gym -ou un garage, je ne sais plus- à Zagreb avec une conviction n’ayant pas trop l’air d’y toucher et donnant cette impression que derrière les jeux de mots, les jeux phonétiques et les jeux d’images de ses phrases il y a peut être un fond d’explication ou tout du moins un élément parmi tous les autres qui a une importance et une signification réelle. Une approche similaire à celle distillée par les textes, lesquels textes réalisent cet exploit de captiver l’attention alors que leur sens nous échappe. C’est d’ailleurs amusant : il est super facile de chanter du Kourgane comme un pied sous sa douche ou devant la vaisselle tout simplement parce que l’unique façon de le faire c’est de pratiquer le yaourt, le seul langage qui ne veut rien dire avec exactitude mais qui parle à tout le monde.


















Sur scène Kourgane est une vraie machine humaine, explosant l’intégralité de titres de Heavy, ajoutant quelques compositions de Bunker Bato Club ainsi qu’un inédit. Rythmiquement le groupe est moins carré que sur disque, moins chirurgical et moins pointilleux mais autrement plus bouillonnant, incandescent et incisif. Des parties de guitare inventives, incroyables de recherche et toujours d’une évidence, d’une violente immédiateté : on n’est pas là pour montrer que l’on sait jouer comme des (jeunes) dieux, on est là pour jouer tout simplement, à la rage, au plaisir, au fun (genre une jambe en l’air et en appui sur le mur du Sonic) avec un sens de l’occupation de l’espace sonore qui ne tourne ni au remplissage ni au décorum. Et je me régale également avec l’autre guitariste, celui qui joue de la guitare baryton et assure une assise ronflante et massive à Kourgane. Un son à se damner et un musicien souriant, le bonheur évident et communicatif d’être sur une scène.
J’avais beau être prévenu, lorsque le groupe entame Morning Pentimento dans une nouvelle version judicieusement ralentie et incroyablement densifiée, les frissons parcourent mon pauvre corps de profane en manque de lumière salvatrice. La tension inhérente au titre dans sa version d’origine est décuplée au delà de la friction et de la satisfaction du désir. La ligne de crête est sans cesse repoussée, l’accomplissement ne viendra pas et Kourgane sait très bien jouer de cette dualité attente/dénouement (la construction progressive en forme de lame de fond de ses compositions) qui assoiffe et rassasie en même temps. Après Morning Pentimento le groupe enchaîne avec un Mariotte dantesque et ce sera là l’un des moments forts de ce concert énorme.


















Une petite heure vient de s’écouler et les lumières se rallument. Je me retourne et reste sur le cul en constatant que seulement une dizaine de personnes ont survécu à la sauvagerie bestiale de Kourgane. Quoi ? Nous sommes si peu à avoir aimé ce concert ? Le groupe ne semble pas s’en offusquer, lui qui a joué à fond sans faiblir.
J’apprends que le groupe va réenregistrer Morning Pentimento dans sa nouvelle version pour la sortir un maxi. L’ancienne version de ce titre ne figure pas sur l’édition vinyle d’Heavy non seulement pour une question de place mais aussi parce que le groupe admet qu’il n’était pas totalement satisfait du résultat. La façon dont ils ont réussi à la refondre prouve bien que ces musiciens avaient amplement raison. Ce n’est pas tous les jours que l’on rencontre des personnalités comme les membres de Kourgane dont l’exigence est à la mesure du talent. Une expérience humaine également.

[j’ai aussi appris que Jérôme, le batteur de Kourgane, avait déjà joué au Sonic avec Darling -groupe comprenant en outre des anciens Goz Of Kermeur- lors d’une soirée en soutien à la Cave 12 de Genève : mais pourquoi est ce que je n’étais pas allé à ce putain de concert ?]

* selon un beau texte de l’écrivain Arnaud Bordès