jeudi 5 juillet 2007

La deuxième mort de Derek Bailey


C’est lorsque il commence à pleuvoir un peu que je préfère écouter cette musique, celle du guitariste anglais Derek Bailey : il joue tout seul, c’est un tel absolu et cela me bouleverse à chaque fois. Je ferme les yeux, c’est l’après midi, peut être même que c’est dimanche, en tout cas un après midi où je n’ai rien à faire de spécial et je suis allongé, je ne dors pas mais je sens que je vais dormir, je me repais de cet instant qui dure, l’instant où le sommeil arrive et c’est comme si j’étais à nouveau saoul, j’ai la tête qui tourne derrière mes yeux clos, je sens tout mon corps qui pèse.
Je préfère de loin cet instant là -celui de la perte de conscience- à celui du retour à la vie, quand la décision de se lever devra être prise et c’est amusant comme ce moment où tout s’efface est celui qui laisse le plus de trace, à croire que si après il n’y a rien (le sommeil et peut être quelques rêves dont je ne me souviens que très rarement), il ne semble pas qu’il y eût grand-chose non plus avant : l’oubli comme forme ultime de perception et -dans le cas de Derek bailey- le bruit comme éloge de la musique.
Il commence à pleuvoir et j’écoute ce disque tout récemment paru chez Tzadik, Derek Bailey est mort dans un quasi anonymat un 25 décembre mais comme le Père Noël il est expert en surprises, la hotte magique d’un guitariste ayant consacré toute sa vie à l’improvisation doit regorger d’enregistrements jamais publiés -le pitch de celui-ci est qu’il s’agit d’interprétations totalement libres et très longues de standards, il nous avait déjà fait le coup avec Ballads publié en 2002 et là c’est John Zorn qui joue les bons apôtres avec notes de livret à l’appui.
Je ne connais pas de musique aussi facilement indentifiable -je veux dire : autant qu’une pièce de Morton Feldman ou qu’un titre de John Coltrane- et surtout c’est une musique où tout se joue dans la respiration, les moments de suspension entre les notes (ou l’effondrement de ces mêmes moments vers quelque chose d’encore plus fort et d’encore plus beau), tout se joue dans la respiration et donc le silence même si bien évidemment de silence il n’y en a guère, un peu comme les bruits qui forment un seul et unique ensemble où rien n’est discernable, ces bruits que l’on entend que lorsque nos yeux sont fermés, c’est la pluie qui tombe un après midi quand il n’y a rien de particulier à faire.






















Derek Bailey est mort mais je ne voudrais pas non plus qu’il soit trop éparpillé par la publication d’enregistrements inédits ou prétendus comme tels : il y a suffisamment de disques marquants parus du vivant du bonhomme (comme celui-ci) pour être rassasié pour tous les après midis de plusieurs existences successives, même si cela est réputé impossible : de la même façon qu’on ne meure qu’une fois on ne peut vivre qu’une seule fois également (sauf dans les rêves) et je suis prêt justement à renoncer à toutes mes vies rêvées/simultanées/parallèles mais seulement si je suis absolument certain que Derek Bailey, lui, ne mourra pas une deuxième fois -de honte ou d’ennui, sa musique pressée comme un citron trop juteux jusqu’au dessèchement lucratif.