Il avait commencé à neiger la veille au soir, de plus en plus fort, mais en ce mercredi matin la surprise était malgré tout de taille : les rues étaient recouvertes d’une épaisse couche de neige d’une bonne trentaine de centimètres. Un peu comme avant, à chaque année à l’approche de noël et à une lointaine époque lorsque Claude Allègre n’existait même pas à l’état liquide et que la neige n’étonnait personne lorsqu’elle décidait de tomber. Là, elle venait juste d’apparaitre en avance sur le calendrier.
La radio expulsait des avertissements alarmistes : il allait encore neiger et le monde risquait dangereusement de s’arrêter de tourner – pas de transports en commun, le périphérique et les voies rapides complètement bloqués, les trains en retard, l’aéroport fermé, les gens contraints de rester chez eux car ne pouvant pas sortir pour aller travailler. Et comme d’habitude les mêmes réactions complètement démesurées par rapport à un évènement contre lequel on ne peut pas grand chose : quoi ? les routes n’ont pas été déneigées dans la demi-heure qui a suivi cette catastrophe climatique majeure ? mon train ne partira pas non plus ? je vais rater mon rendez-vous d’affaires ? je vais perdre ce gros contrat et les bénéfices qui vont avec ? qu’est ce que c’est que ces gens qui en profitent pour ne rien faire ? les entreprises sont en danger, vite des réductions d’impôts s’il vous plait ! il y a un risque de coupures d’électricité pour cause de surconsommation générale ? c’est un scandale, il faut vite finir de privatiser le réseau électrique pour pallier à tout risque de pénurie.
Rien ne va plus lorsque le monde refuse de tourner dans le sens que lui indique l’homme. On devrait pourtant avoir l’habitude, ou plus exactement on l’a perdue. C’est beau la neige même si ça fout la merde. C’est d’autant plus beau que tout se ralentit enfin. Que le tout, tout de suite n’est plus possible. Que tu es condamné à faire les choses autrement ou carrément à ne pas les faire. Demain tout le monde recommencera à s’agiter dans le vide et dans le même sens obligatoire et ce pour pas grand-chose.
J’avoue que j’ai malgré tout eu le cœur un peu serré. Le concert des Swans prévu pour le soir même à l’Epicerie Moderne de Feyzin allait il être maintenu ? Il est clair que les habitants du coin allaient pouvoir se déplacer, la neige commençant à fondre et les chasse-neiges dégageant les routes en fin d’après-midi. Mais tous ceux et toutes celles venant de loin ont préféré abandonner la partie. Il parait que le téléphone de l’Epicerie Moderne n’a pas arrêté de sonner pour prévenir que l’on ne viendrait pas. La déprime du côté de l’organisation du concert qui a quand même maintenu la date. Bravo.
C’est donc un concert intimiste qui s’est déroulé dans cette grande salle. Au plus fort il n’y a pas du y avoir plus de deux cent personnes à l’Epicerie Moderne qui pourtant peut allégrement en contenir quatre fois plus. Une bizarre impression de vide. Mais je ne compte pas les têtes connues que j’ai croisées, y compris des têtes que je n’avais pas revues depuis une éternité. Cela fait toujours extrêmement plaisir.
Sur la scène tout le matériel des Swans est déjà installé et je reconnais la configuration de la batterie, exactement la même que pour le concert des Swans au Pezner lors de la « tournée d’adieu » du groupe en 1997. Normal, c’est le même batteur qui va jouer. Tout ça devient terriblement excitant. James Blackshaw n'a pu que se positionner devant toute cette installation et il n'en bougera pas.
Tout le monde ou presque s’est assis pour l'écouter. Il joue assis avec une guitare acoustique qui a beaucoup trop de cordes pour moi et il interprète des pièces très longues à base d’entrelacs de mélodies inhabituelles à mes oreilles : j’avoue ne pas être du tout familier du travail de ce musicien basé à Londres et qui a déjà pas moins de neuf enregistrements long format à son actif – dont certains chez Important records et d’autres sur Young God records. J’apprécie les harmoniques étranges que dégage la guitare du jeune homme mais je reste en dehors de toute émotion et de tout intérêt. Je demande à réécouter à la maison, comme un gros pépère, avec un bol de tisane, un fondant au chocolat et à la crème de marron dans une assiette et en regardant par la fenêtre la neige tomber. Ça devrait le faire un peu plus.
En attendant que les Swans démarrent leur concert je regarde un peu plus en détails sur la scène : les quatre retours sont disposés en cercle autour du micro principal un peu comme si Michael Gira était le seul à avoir le droit d’entendre la musique jouée par son groupe. Derrière il y a tout un arsenal de percussions, cloches, etc et un peu plus sur la gauche deux lapsteels. Tout à fait à droite trône l’ampli guitare et juste à côté l’ampli basse. Au milieu il y a donc cette batterie avec une grosse caisse montée sur le côté comme s’il s’agissait d’un vulgaire tom. Je remarque enfin la play-list du concert scotchée sur le côté d’un ampli – la même play-list que tous les soirs ? – et qui ne comporte que sept titres dont quelques vieilleries assez hallucinantes.
Au programme et dans l’ordre : No Words/No Thoughts (du dernier album), Your Property (de l’album Cop), Sex, God, Sex (de l’album Children Of God), Jim (encore le nouvel album), I Crawled (du quatre titres sorti en 1984 juste après l’album Cop), Avatar (un nouveau morceau, qui se révèlera excellent) et Eden Prison (du dernier album). Donc si je résume bien : trois des meilleurs titres du récent My Father Will Guide Me Up A Rope To The Sky, trois morceaux mythiques et une surprise. Tout ça dans des versions terriblement rallongées et parfois extrêmement transformées. Le concert démarre enfin par un long sifflement/larsen/bourdonnement sans doute destiné à annoncer la couleur. Puis Phil Puleo (Cop Shoot Cop, les Swans juste avant qu’ils ne se séparent et Angels Of Light) monte sur scène pour jouer du dulcimer. Il va être rejoint par Thor Harris (Angels Of Light) aux percussions puis par Christoph Hahn à la lapsteel. Problème : de là où je suis, je n’entends que le bourdonnement de base et à peine ce que jouent les trois musiciens. Chris Pravdica (basse) et surtout Norman Westberg (guitare) et Michael Gira les rejoignent enfin et le groupe enchaîne directement sur No Words/No Thoughts dans une version absolument colossale. Il se confirme malheureusement que je suis peut être très bien placé pour voir le concert mais pas pour l’entendre, collé devant la scène et accroché aux retours le son parait parfois bien brouillon.
Fin de Your Property. Il est signalé aux photographes (les professionnels comme les amateurs) qu’il ne faut désormais plus prendre de photos. C’est ce qui me sauve en m’incitant à prendre du recul et à m’installer au bord des gradins de la salle tandis que le groupe joue Sex, God, Sex – j’aurais préféré Blind Love mais passons – et goûter enfin à un son d’ensemble qui ressemble à quelque chose. Les Swans jouent toujours aussi fort et j’en vois dans le public, un peu dépités, qui se bouchent les oreilles et ne s’attendaient sûrement pas à tant de virulence de la part des auteurs de White Light From The Mouth Of Infinity et de Love Of Life. C’est fini la folk pastorale pour apprentis gothiques champêtres.
Sur scène le groupe entame une version incroyable de Jim, d’autant plus incroyable qu’elle est rallongée par une longue partie instrumentale qui fait monter les enchères. Michael Gira agit comme un chef d’orchestre/petit dictateur, indiquant à tout moment et à chaque musicien ce qu’il doit faire. Il ne plaisante absolument pas et seul Norman Westberg, un ancien respectable parce que guitariste originel du groupe, se verra à peu près laissé en paix. Tout le monde s’exécute, tout le monde obéit et le spectacle d’une hiérarchie patente au sein d’un groupe a toujours quelque chose de consternant et de gênant. La dernière fois que l’on avait eu droit à un tel spectacle autocratique c’était avec Thom Fuhrmann lors du premier passage de Savage Republic au Sonic en janvier 2008. Jamais je ne me ferai à ce genre de comportement.
Le gamin qui assure la basse dans cet énième line-up des Swans tient vraiment bien la route – je comprendrai que s’il joue de côté ou la plupart du temps le dos tourné au public c’est pour faire face à son ampli et donc pour s’entendre jouer, Gira ayant monopolisé tous les retours. A ses côtés Norman Westberg est d’une classe assez phénoménale bien qu’à mon sens il fut assez sous-employé : plein de parties de guitare sont jouées par Gira lui-même. Quant au joueur de lapsteel je ne l’entendais pas suffisamment pour en juger (d’autres personnes placées sur le côté gauche de la salle en ont au contraire bien profité) au point de n’avoir pas retenu grand-chose de ses interventions. Pour ce qui est de Thor Harris, chevelu, torse nu, drôle et plus proche du mec qui tient le rôle du viking dans un spectacle de chippendales que d’un moine masochiste, il était souvent plutôt difficile de savoir ce qu’il faisait exactement. Peut être était il tout simplement de trop ou alors son rôle est plutôt de raconter des blagues dans le tour bus.
Par contre, et ce fut étonnant, malgré ses crises d’autoritarisme, Michael Gira a fini par se détendre un peu, a même plaisanté sur la fin et a terminé le concert avec le sourire, visiblement heureux de la prestation de son groupe, heureux d’être là sur une scène, presque serein. Cela l’a rendu nettement plus sympathique et humain. Et vu la salve d’applaudissements que les Swans ont récolté on peut dire que le public aussi était heureux et satisfait. Bonne soirée.
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Il s’avère que I Crawled a été pendant très longtemps – et aujourd’hui encore – mon titre préféré des Swans première période. Peut être mon titre préféré des Swans tout court. Entendre I Crawled en concert et en 2010 pouvait autant tenir du miracle que de la cruelle déception. Je vais vous la jouer façon « miracle » mais ce fut exactement ça : une intro jouée à l’harmonica, la lourdeur d’un titre qui vous écrase, la psalmodie de Michael Gira (You Know What I Am/You Know What I Am/I Want You To Kill Me/I'm Weak…) et l’explosion finale du titre. Magistral. Après ça il pouvait bien se passer n’importe quoi pendant le concert, cela n’aurait eu aucune importance.
[des photos du concert à regarder ici]