Certains prétendent déjà qu’ils ont assisté ce mercredi 15 décembre au meilleur concert de l’année. Je ne suis pas très loin de le penser aussi. J’avais beau savoir à quoi m’en tenir – puisque j’avais déjà vu Borbetomagus en concert au Pezner il y a une bonne douzaine d’années de cela – rien non plus ne laissait présager un tel regain de plaisir face au déferlement bruitiste du trio new-yorkais. Deux saxophones suramplifiés, une guitare ultra saturée et trois papys. Un vrai mur du son. Le chaos. La claque. Mémorable.
Après, je comprends aisément la colère des gens du Sonic. Ce concert leur tenait particulièrement à cœur et la salle n’aura enregistré que 24 entrées payantes, soit une misère. On pouvait se douter que Borbetomagus n’allait pas faire salle comble comme pour le samedi précédent avec la venue de The Redneck Manifesto et de Crëvecœur mais de là à se prendre une telle tôle, il y a des questions à se poser quant à l’intérêt réel porté à ce genre de musique. Il y a également un vrai problème de promotion à soulever : afficher est devenu très difficile depuis que la mairie de Lyon a décidé que les affiches de concert n’étaient que de la pollution visuelle (alors que les affiches politiques qui fleurissent à chaque élection n’en sont apparemment pas), tracter aux concerts des autres relève du sacerdoce (mais j’en connais qui y arrivent…) et la promo par internet (newsletters, forums, évènements Facebook et j’en passe) ne fait qu’accentuer le sentiment d’avalanche d’informations et donc n’aboutit qu’à un désintérêt poli de la part des personnes ciblées.
S’il y a encore des concerts qui font le plein, il y en a tellement d’autres qui se plantent intégralement alors qu’ils mériteraient bien davantage. Si quelqu’un à quelques solutions à apporter pour pouvoir résoudre ce système d’équations à multiples inconnues qu’il me fasse signe.
C’est donc devant une trentaine de personnes que Thomas Ankersmit débute la soirée. Issu de la musique improvisée, ce musicien hollandais installé à Berlin opère également dans les domaines des installations sonores et de la musique électronique expérimentale. Il a notamment à son actif un enregistrement en concert sur Ash International (une sous division de Touch records, le disque s’appelle Live in Utrecht).
Même si depuis les travaux de Christian Fennesz – entre autres – la musique électronique dite expérimentale a pris un virage très nettement lumineux pour ne pas dire lisible et s’est considérablement diffusée chez les jeunes gens chics et de bon goût mais refusant l’obscurantisme de la musique trop savante, on reste forcément touché par celle de Thomas Ankersmit. Le musicien utilise un dispositif composé essentiellement d’un laptop et d’une curieuse mallette contenant tout un matériel analogique : tu vois un peu le MS 200 utilisé par Marvina ? Bon et bien c’était presque la même chose mais en version pour homme c’est à dire sans clavier, avec encore plus de boutons, de trous pour enfoncer des jacks, tellement de boutons et de jacks d’ailleurs qu’à une ou deux reprises Thomas Ankersmit semblera se faire un peu avoir par ses réglages en direct.
Mais rien de grave : sa musique faisait plus qu’inciter à fermer les yeux et à se laisser bercer par le jeu des fréquences et des volumes sonores. Mais là où le concert a pris une toute autre dimension c’est lorsque Thomas Ankersmit a empoigné son saxophone et s’est lancé dans un long drone. Comprenez par là qu’en appliquant les techniques du souffle continu il a tenu la note, modulant avec délicatesse, déformant le son en s’appliquant contre les murs du Sonic, en pivotant imperceptiblement – une maîtrise assez exemplaire du son et surtout un moment foudroyant de poésie musicale.
Place donc au trois Borbetomagus, 180 balais à eux trois, la même tête avec le même degré de fatigue que ton père mais une folie musicale intacte. Pour les absents et ceux qui ne connaissent pas, je vais vous la faire courte et de façon extrêmement stéréotypée. Au milieu Donald Miller à la guitare avec un jeu qui ferait passer ceux de Lee Ranaldo et de Thurston Moore – même à l’époque de Confusion Is Sex – pour du gratouillage de hippies opiacés autour d’un feu de camp nudiste sur une plage californienne du sud en 1967. De chaque côté Jim Sauter et Don Dietrich, les deux saxophonistes, qui jouent avec un son ultra saturé et granuleux, la plupart du temps avec un deuxième micro carrément enfoncé dans leur sax, plus quelques pédales et un volume sonore indécent mais pas insurmontable.
Le genre de volume sonore qui derrière les murs de saturation et de distorsion te laisse entendre un foisonnement d’harmoniques et de granulations changeantes qui te happent les sens pour ne plus les lâcher. La musique de Borbetomagus s’écoute avec tout le corps mais est aussi d’une fantaisie irresponsable et donc jouissive. Voir et entendre jouer ces trois là comme des malades mentaux pourtant sains de corps et d’esprits relève de sensations complètement folles et pourtant tellement salutaires.
Ce concert pour gens riches – je plaisante bien sûr – valait largement les 10 euros du prix d’entrée. Mais il y a fort à parier que les Borbetomagus ne joueront plus jamais à Lyon dans un endroit indépendant comme le Sonic (ou avant le Pezner). S’ils repassent un jour ce ne pourra être que dans le cadre d’une quelconque biennale d’art contemporain ou pour un festival frigidaire et bourré de subventions. Ne peut il donc pas y avoir un juste milieu entre l’underground pur et dur où un concert ne peut être réussi que lorsque les groupes ne sont pas payés et tout juste défrayés et les cultureux élitistes pour qui l’art (hum) n’a de qualité que celle que lui confère sa cherté et qui se gavent du système ? Merde.
[les photos du concert de l'année sont donc ici]