Des fois il faut choisir et j’ai choisi. En ce moment je ne sais pas pourquoi mais les festivals sont dans l’air du temps, à chacun d’y aller du sien. Hasard et malheur du calendrier S’étant chaussée (qui fête ses presque quinze années d’existence) et Gaffer records ont organisé le leur presque au même moment, un jour en commun à chaque fois. Un moment j’ai pensé jongler entre les deux -parce que je tenais particulièrement à voir Slashers, un nouveau groupe composé d’Agathe max et de Marion d’Overmars/Abronzius- et puis j’ai laissé tombé cette idée saugrenue et ridicule, l’ubiquité ça n’existe au pire que dans le monde virtuel.
Cap donc sur le Grrrnd Zero à Gerland. Il est 20 heures passées de quelques minutes lorsque j’arrive et comme d’habitude je me suis fait avoir comme un vieux con : le concert n’est prévu que pour dans une heure, l’horaire indiqué sur le fly c’était un piège marketing et stratégique. Il y a encore deux groupes à balancer, on se pèle les miches dans cette friche à moitié délabrée qui fuit de toutes parts et je n’ai plus qu’à prendre mon mal en patience en égrenant les bacs de disques des distros présentes ce soir là. Une certaine idée du bonheur en ce qui me concerne.
J’assiste vaguement aux balances de A.H. Kraken (groupe que je n’ai encore jamais vu en concert) mais je me force à penser à autre chose, je voudrais bien me conserver un petit effet de surprise pour moi seul mais je suis bien obligé d’acquiescer lorsque, une fois les balances finies, j’entends une voix estimer que les messins vont péter la baraque. Noise as fuck.
Le premier groupe de la soirée c’est Motherfucking qui en ce moment joue en duo. Dedans on retrouve un I’m A Grizzly dont la spécialité est de se mettre à quatre pattes pour sucer un micro, chose qu’il fait très bien si on aime les krrrrrrrr, bzzzzzzzzz, gkkkkkkkk voire même les krrrkkkggggzzz et ça tombe bien parce que justement j’aime bien. Son camarade œuvre à peu près dans le même registre (mais sans micro dans la bouche), il utilise quelques accessoires comme une caisse claire, un tambourin et une guitare. Inutile de dire que tout ça est noyé dans une masse multiforme relayée par quelques pédales d’effet qui permettent à ces deux jeunes gens de mettre en boucle, superposer, distordre, décaler les sons. Noise as fuck también, même si pas dans le même sens.
Le début du concert est un gros bordel sonore d’où ne s’échappe que peu de variations, on pense inévitablement à quelques poètes japonais tel Masami Akita (Merzbow) et c’est limite si cela ne devient pas un petit peu long, pas assez de puissance sonore à mon goût -oui je suis sourd- permettant un jeu caché sur les harmoniques. Puis les Motherfucking font évoluer leur bébé, la guitare entre en action -avec des gratouillages intéressants et audibles- et de Merzbow on passe à quelque chose de plus proche des regrettés Yellow Swans c'est-à-dire que le bruit s’aère imperceptiblement, les détails s’agrandissent, les différentes couches sonores dénivèlent, un certain relief apparaît enfin. Je ressors donc plus que convaincu de ce concert de Motherfucking.
Il fait toujours aussi froid lorsque les quatre A.H. Kraken s’installent. Ils sont jeunes, ils sont minces, ils sont beaux et impeccablement habillés (le guitariste/chanteur de gauche a vraiment de chouettes pompes). Le batteur attaque comme une brute, il passera son temps à recaler sa grosse caisse et changera même de caisse claire en fait de set. Mais il donne une énergie incontestable au groupe, recadre impeccablement le bouillonnement ultrasonique des deux guitares et de la basse. Il a un jeu assez sommaire, minimal et martelé et pour la première fois je pense très fort à Arab On Radar en écoutant la musique d’A.H. Kraken, même façon de s’acharner sur la caisse claire ou sur une cymbale jusqu’à l’épuisement, même abnégation pour l’entêtement.
Côté guitares la référence est à chercher du côté de Sonic Youth époque Confusion Is Sex/Kill Your Idols avec ces décharges de dissonances électriques. Souvent un titre d'A.H. Kraken ne tourne qu’avec un seul riff et même si la plupart des titres sont (très) courts il est impossible de ne pas mesurer là aussi tout l’impact d’une répétitivité poisseuse et désespérée… les Brainbombs viennent à l’esprit pour le côté hargneux, méchant et salaud (détail amusant : Death To Pigs, les presque voisins de A.H. Kraken, ont justement repris Burning Hell sur leur nouveau et excellent 25 centimètres). Pour le reste, les membres d’A.H. Kraken ont une classe certaine pour la dégueulasserie -leurs textes en forme d’énumérations scabreuses et d’histoires de sexe visqueuses sont chantés en français et pour une fois comprendre ne me dérange pas. Mention spéciale au guitariste/chanteur de droite qui a particulièrement l’air habité lorsqu’il est en action.
Et si le début du concert a été marqué des quasiment inévitables mises au point, le groupe s’est rapidement envolé vers des cieux supersoniques et dissonants pour ne plus en redescendre. C’est de loin la formation française qui m’a le plus impressionné ces derniers mois (avec Ned). Cela me fait également penser que je n’ai même pas mentionné l’excellent premier LP du groupe publié par In The Red dans mon Top Of The Dope 2008. Un oubli de plus, loser.
Les messins ont à peine terminé que j’entends quelques sons électroniques et quelques coups de caisse claire derrière sur ma gauche : Duracell est déjà en place (en fait son matériel trône depuis le début dans un coin de la salle) et il y a déjà quelques personnes agglutinées autour de lui. Duracell que l’on ne présente plus c’est un peu l’attraction locale et on comprendrait aisément que parfois cela puisse le peser. Je pensais d’ailleurs que le projet était en stand-by, cela ne fait pas de mal de se mettre au vert, afin d’explorer de nouvelles perspectives musicales. Mais non, il est bien là avec sa batterie minimale (caisse claire, grosse caisse, un tom basse et un ride), chaque élément est doté d’un trigger et ressort mouliné via une interface sur un synthé kitschoune en diable.
D’habitude le résultat est à mi chemin entre bandes-son de jeux vidéo et furie à la Lightning Bolt et notre petit lapin électrique bat son instrument comme un malade, frénétiquement, dépassant toute notion de compulsion sauf que là, Duracell reste en deçà, le volume sonore est loin d’être énorme (mais après A.H. Kraken n’importe quoi passerait pour insipide) et surtout cela reste bien sage malgré les invectives d’une partie du public. Après un premier titre notre homme enlève son pull, règle ses machines, rajoute des basses et c’est parti pour un second titre (meilleur) qui sera également le dernier. Prestation décevante mais on ne peut pas toujours être à son meilleur. Duracell le sent bien et décide donc de ne pas insister, il a sûrement eu raison. Un interlude en quelque sorte.
Reste un dernier groupe pour terminer cette soirée et il s’agit d’un groupe que je n’aime pas sur disques et que je n’ai pas su apprécier en concert la fois précédente. Pourtant il parait que Talibam! est capable d’enflammer les foules, ce que je suis tout disposé à croire. Seulement je n’aime pas l’humour de ces deux là, je n’aime pas leurs blagues stupides ni leurs accoutrements ridicules et surtout je déteste leur musique, un mélange d’impro free avec des bouts de chansons au milieu, le tout regorgeant d’allusions et de clins d’œil musicaux. C’est joué au synthé (avec un son ignoble, même lorsque il est saturé) par un barbu dont j’ai oublié le nom et à la batterie par un Kevin Shea -ancien Storm And Stress, Get The People- dont le jeu ressemble aux gesticulations d’un pantin abandonné, livré à lui même. Je patiente les deux premiers titres, vais faire un tour pendant le troisième, revient au quatrième, il ne reste qu’une vingtaine de personnes dans la salle et je décide de partir avant d’en avoir plein la tête.
C’est là que j’ai sûrement eu tort. Mais je voulais garder avec moi les déflagrations lugubres et bruitistes du concert d’A.H. Kraken. Sauf que le lendemain j’ai appris que Duracell, ayant retrouvé sa motivation, avait joué un second set surprise de plus d’une heure, époustouflant celles et ceux qui étaient encore présents. Du grand Duracell, celui qui ne s’arrête jamais et éclate tout le monde avec son jeu de laboureur hypnotique, genre force inexorable et tourbillon rythmique. Et j’ai raté ça. La prochaine fois, peut être.