Quand on parle d’Alva Noto et de ses cliquetis électroniques, Ryoji Ikeda n’est jamais très loin (et inversement). L’actualité récente de notre électronicien minimaliste japonais favori consiste en un double CD publié à l’automne dernier et contenant la bande originale d’un film, See You At Regis Debray réalisé par un certain CS Leigh. Aucune info à donner sur cette pellicule ni sur son auteur -une seule quand même : il semble qu’il y soit fortement question d’Andreas Baader. La première écoute m’a semblée être la bonne pour un jugement expéditif et définitif : ce truc n’est pas un disque, ce qu’il y a dedans n’est pas de la musique, aucune envie d’aller plus loin, de savoir quel genre d’images on peut bien arriver à mettre sur un tel ramassis d’inepties, même pas du remplissage, juste du vide. Sur les deux disques (environ une heure et demi de sons) on peut entendre : des nappes sonores typiques du japonais, une sonnerie de téléphone, un briquet de l’on allume, des œufs sur le plat que l’on fait cuire, des notes de guitare égrainées et finissant par former un drone lugubre, le halètement d’un homme, un signal électronique façon morse ou téléscripteur (encore une marque de fabrique du japonais), des émissions de radio captées au hasard, des feuilles de papier que l’on déchire, encore de la guitare, répétitive, chargée d’écho et supposée angoissante, de la basse, l’obturateur d’un appareil photo, l’armement d’un flingue, des extraits musicaux divers et variés (Leonard Cohen, des discours politiques, des actualités…).
Tout ceci, juxtaposé et comme laissé à l’abandon, n’a rien de la poésie absurde d’un inventaire à la Prévert ou la force d’un paysage sonore rendu totalement abstrait par une prise de son frontale (la grande technique d’un Chris Watson par exemple). Ce disque je l’ai écouté pour la première fois et intégralement au casque, au beau milieu de la nuit ou peut être juste vers sa fin, à l’heure à laquelle tout le monde dort encore et qu’il n’y a rien d’autre à faire. Une impression désastreuse je l’ai déjà dit et c’est uniquement parce que l’écoute au casque est une expérience limitée et nombriliste -cela fait longtemps que je ne suis plus un foetus baignant dans du liquide amniotique- que par acquis de conscience ce disque s’est retrouvé une seconde fois dans la platine pour une diffusion grandeur nature et à l’air libre.
Après une deuxième tentative, certains passages sont toujours aussi irritants (en fait tout ce qui semble provenir de sources sonores directement tirées du film) surtout lorsqu’ils s’éternisent : les sons domestiques dans la cuisine, les halètements, etc. Mais le relief de cette bande son aveugle a été tout autre dès cette deuxième écoute et -mieux- ce montage sonore est devenu synonyme d’attente, de construction, d’élaboration, quelque part entre imagination et compréhension. Imaginer une histoire sur ce qui semble être (vue la longueur des deux disques) la totalité des pistes sonores d’un long métrage d’une durée standard devient alors un jeu de pistes dans lequel on peut si on le souhaite laisser quelques trous et approximations.
La deuxième partie de See You At Regis Debray (en gros le second CD) parait fade en comparaison de la première mais n’empêche pas ce curieux phénomène de personnalisation d’images inconnues de refaire surface. Le regret devient alors d’avoir eu connaissance, même vaguement, du sujet du film d’origine puisque au final le résultat est le même : ne pas l’avoir vu n’a aucune importance. Une certaine expérience de dématérialisation et de réappropriation en somme. Et une expérience à l’opposé de bien des bandes originales qui elles ne laissent aucune place à l’auditeur. Pour un peu on en souhaiterait même que ce film n’existe tout simplement pas. Décrit comme ça, See You At Regis Debray pourrait être une installation sonore dans une galerie d’art contemporain new-yorkaise (ou parisienne), il y a effectivement beaucoup de ça.