lundi 12 novembre 2007

Gisèle Vienne, KTL et les enfants morts

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Vendredi soir aux Subsistances, j’ai croisé plus d’une personne désireuse de voir KTL et qui rebroussait chemin parce qu’il n’y avait plus de places disponibles pour le spectacle de Gisèle Vienne, Kindertotenlieder. Cent vingt places par soir, ce n’est vraiment pas beaucoup. Surtout lorsque dans le public présent je compte nombre d’amateurs de danse contemporaine. Comme moi ils ont réservé leurs places. J’en ai deux. Je suis venu assister à ce spectacle pour la musique, la personne venue avec moi est intriguée par la chorégraphie et l’univers particulier -en deux mots ? sombre et glauque- de la compagnie D.A.C.M. Nous formons une sacrée équipe de choc.

Cela me frustre toujours les spectacles de danse où la musique joue une place prépondérante. Je me souviens d’un Four Seasons dans le cadre de Musiques En Scène où la partition de Schoenberg était complètement bousillée par une pseudo interactivité : capteurs au sol, capteurs volumétriques et programme informatique réagissant en temps réel. Les danseurs bougeaient, les comédiens s’agitaient, les musiciens interprétaient et la machine était censée donner une nouvelle dimension à l’ensemble. C’était aussi vain qu’ennuyeux. Je ne parle même pas des sons électroacoustiques qui s’échappaient des haut-parleurs, Pierre Schaeffer réveille-toi ils sont devenus fous. Dans le genre création totale, Memorandum de Dumb Type (conception musicale : Ryoji Ikeda) m’avait par contre franchement enthousiasmé or c’était un spectacle qui devait tout à la technologie et à des formes artistiques multiples mais toujours abordées avec une approche très mathématique. Avec Kindertotenlieder je ne m’attendais en gros qu’à une seule et unique chose : du littéraire. Et à la musique de KTL aussi.
En arrivant devant la salle une schtroumpfette en parka bleue nous donne un fascicule en expliquant qu’il y a du texte en anglais pendant le spectacle, qu’il est non traduit et qu’ainsi, en lisant les quelques feuilles photocopiées qu’elles nous tend, nous allons pouvoir avoir une idée de ce dont ça parle. J’ai toujours eu horreur de ça, en savoir trop par avance, d’autant plus qu’avec les traductions il y a un paragraphe introductif, genre ce que nous avons voulu faire et pourquoi. Rien à foutre donc je prends le fascicule mais je ne le lis pas.
Le texte est de Dennis Cooper, un américain basé à Los Angeles et également critique d’art. Ce n’est pas la première fois qu’il collabore ainsi avec Gisèle Vienne. Extrait : L’idée de te violer et de te tuer vient de provoquer la trillionième érection, mais cette fois c’est celle de Dieu. C’est le cadeau que je te fais. Un autre : T’es tellement morte, salope, que tu devrais changer de nom et t’appeler Valeur Sûre. Allez, un dernier : Comme cela aurait été cool de vivre à l’époque où le bruit du vent, des oiseaux et des avalanches te faisait penser à Black Sabbath, et où tuer foutait aux gens des putains d’érections. Je crois que j’ai bien fait d’ignorer les mots avant d’assister à ce spectacle et, de toutes façons, y déceler l’odeur du sexe, de la mort et du sang était évident sans cela. Cette odeur c’est justement le travail de Gisèle Vienne et c’est ce qui m’a réellement passionné dans Kindertotenlider.
















Un spectacle sous la neige, perpétuellement. La neige qui se met à tomber et qui tombera pendant toute la deuxième partie. Tout d’abord, il y a ces corps, des corps immobiles. Un seul bouge à peine, remuant la tête pendant qu’un autre s’extirpe d’un cercueil -tel le Nosferatu de Murnau. C’est la première grande idée de Kindertotenlider, ces corps immobiles dont on ne sait s’ils sont morts ou vivants, s’ils sont réels ou factices. Petit à petit un deuxième évolue, marchant très lentement, puis encore un autre qui avance, avant de s’arrêter. L’un d’eux devient violent, attrape un corps immobile, le bouscule, l’égorge ou le poignarde -le spectateur peut alors se rendre compte (sans pour autant s’en retrouver rassuré ou conforté) que ce dernier est en fait un mannequin. Et il y en a plusieurs sur la scène, éternellement immobiles ou ballottés par les danseurs. Mais ces mêmes danseurs deviennent immobiles à leur tour, après avoir tué ou fait l’amour, rejoignant le rang des mannequins, offrant comme vision du corps celle d’un amas de chair meurtrie, violée ou assassinée. Il ne reste donc que la mort et une vision totalement païenne de celle-ci, très loin de toute notion de culpabilité.
Avec des déplacements souvent très lents, subtilement saccadés et fractionnés, la danse imaginée par Giselle Vienne est très proche du Butô et, par truchement, de l’expressionnisme allemand. La thématique obsessionnelle du corps -avec la dualité mannequin/chair réelle- fait elle invariablement penser à Mishima. A se demander si ce n’est pas le corps qui régente l’esprit, si l’attraction n’a pas remplacé la réflexion. La reptation d’un homme nu dans la neige, alors que cet homme est en pleine agonie, est l’un des plus beaux passages de Kindertotenlider -le corps est beau, son déplacement est beau, sa mort est belle : ce moment convoque toute l’ambivalence fascinée du spectateur par rapport au sexe, au corps en tant qu’objet et à la mort. Une autre caractéristique de la chorégraphie est qu’elle s’inspire des mouvements et des attitudes rock voire même carrément metal. Ainsi un micro est planté au milieu, servant à singer la narration (en fait préenregistrée) ou le chant, le temps d’un Sinking Belle -le titre de Boris/Sunn O))) avec Jesse Sykes à la voix- retravaillé et rallongé pour l’occasion dans une superbe version. Pareillement, certains déplacements, mouvements de tête, positionnement de jambes, moulinets des bras, etc font penser à la gestuelle et aux rituels très explicites et codés du metal -mais de façon presque subliminale, mode ondulatoire et microscopique inspiré du Butô oblige.

Reste la musique et le cas de KTL. Peter Rehberg et Stephen O’Malley étaient bien là, jouant certains passages déjà connus sur disque, d’autres non. En m’asseyant, j’avais remarqué que mon voisin de devant avait mis des bouchons d’oreilles. En effet à un moment proche du final O’Malley s’est lancé dans un riffage ultra répétitif et entêtant, évoluant petit à petit et évoquant la langueur destructrice d’un black metal primitif, même hypnotisme, même sensation du hors limite. Il s’est mis à jouer de plus en plus fort. Lorsque les lumières se sont rallumées et que danseurs et musiciens se sont rassemblés pour les applaudissements, j’ai pu constater qu’il portait un t-shirt Black Sabbath. Il a lancé son médiator en direction du public mais personne ne s’est précipité pour le ramasser -c’était en complet décalage avec un spectacle de danse comme Kindertotenlider, aussi tordu soit-il, mais conforme aux sources mêmes d’inspiration de ce spectacle. Je ne pense pas toutefois que ce détail ait été sciemment pensé mais il m’a fait sourire.