Si on vous parle de musique expérimentale, de poète maudit, de musicien funambule, d’artiste hors normes ou de chamane moderne, ça a tendance à vous faire peur ou pas ? Si la réponse est non, vous avez parfaitement raison parce qu’il ne faut pas s’arrêter à ce genre de qualificatifs trop facilement réducteurs. Si la réponse est oui, vous êtes fatalement dans le vrai mais il va donc falloir passer outre cet urticaire géant qui est en train de prendre possession de votre épiderme consentant car malheureusement c’est exactement avec ce genre de jeu de tiroirs dignes d’une nomenclature stéréotypée que l’on évoque Ghédalia Tazartès.
Ghédalia Tazartès est un vieux bonhomme toujours plein de vie, surmonté d’un éternel galurin, armé de sa voix inimitable et de compositions devant autant au cut up qu’à la musique concrète (manipulation de Revox, etc). Un objet de curiosité culturelle homologué pour certains* et un mythe – très confidentiel, le mythe – pour les autres. Or Ghédalia Tazartès est tout sauf un stéréotype de l’expérimentation savante. Bien au contraire, il respire le naturel et la spontanéité avec une fraicheur qui semble éternelle (il est né en 1947). La meilleure façon de goûter à sa musique résolument inclassable, coincée entre ses racines turques/juives et un sens génial du bricolage – Tazartès est un pur autodidacte – c’est de la découvrir via les rééditions de ses meilleurs disques que propose le label italien Alga Marghen**.
Pendant des années, vingt ans selon ses propres dires, Ghédalia Tazartès n’aura donné absolument aucun concert, se contentant de sortir des disques en assez petit nombre et de composer des musiques pour des spectacles de danse. Ce retour sur scène est une sorte de bénédiction bien que, du point de vue des amoureux de sa musique, cela ne constituait pas une nécessité absolue : on pouvait très bien se contenter d’écouter les magnifiques Diaspora et Une Eclipse Totale De Soleil jusqu’à la fin de notre vie pour savoir que cette musique est tout simplement magique.
Mais on y va quand même à ce concert, mu par un étrange mélange de respect et de certitude, la certitude que l’on ne va pas être déçu. La musique on la connait bien. On y va donc pour l’homme. C’est Damien Grange qui pour l’occasion se fait appeler DMNGRNG qui joue en premier. Sa musique a elle aussi quelque chose à voir avec la poésie, la musique concrète et un impressionnant travail sur la voix. Damien est équipé de trois micros ce qui lui permet de faire tourner le son de ses cordes vocales et d’en jouer abondamment. Il a toujours aimé ça, faire du charabia en yaourt – il imite très bien le rappeur anxieux avec Rature, le vieux bluesman mécanotwisté avec 300 mA, le chamane kraut avec -1 ou la scie-sauteuse grind core avec Chewbacca. A sa gauche se trouve une table avec tout un tas de bordel dessus – pour un descriptif technique complet et exact c’est peine perdue – qui lui permet de sampler et de mettre en boucles les sons qui sortent de sa gorge, pour mieux inventer des instruments qui n’existent pas plus que les paroles qu’il imagine et met en forme avec sa bouche.
Et c’est à peut être tout, si ce n’est la diffusion d’une trame préenregistrée dont Damien Grange se sert pour poser ses délires vocaux dessus, lesquels délires sont dans une première partie fortement influencés par le blues du delta et le bayou, Phil Minton au pays d’Harry Crews. C’est en passant par la case bruits de bouche purs et durs et sans accompagnement musical (syllabes péteuses, bâillements d’œsophage, rots de dentier, grattements de langue, couinements de luette, imaginez le boulot de Greg Kelley et de Bhob Rainey mais sans trompette ni saxophone) que la prestation de Damien Grange devient vraiment drôle, musique concrète facétieuse et ludique, un vrai plaisir de grand enfant. J’imagine que c’est cette voie là, celle du cartoon pointilliste, de l’orifice à musique, de la déjection vocale, de la poésie du bruit, que notre garçon aurait vraiment intérêt à creuser, tant elle semble lui offrir d’infinies possibilités d’amusement et d’échappatoire.
Le dispositif de Ghédalia Tazartès est encore plus succin que celui de Damien Grange : un micro, un chapeau, un collier de coquillages, un bandonéon, un tambour, des lunettes, une bouteille d’eau et un lecteur CD (pour la musique). Il avoue lui-même, lorsque il a envisagé de refaire des concerts, avoir pensé chanter sans accompagnement mais il a du y renoncer, ne se sentant guère capable d’une telle performance pendant une heure et admettant qu’en tant que spectateur il aurait trouvé ça pénible. Sa voix, ses techniques de chant sont effectivement surprenantes – lui valant cet appellation de chamane – mais en deçà désormais du choc initial d’une première écoute d’un de ses vieux disques : moins de souffle, moins de possibilités vocales, moins d’endurance, Ghédalia Tazartès est un vieux bonhomme toujours empli du désir de chanter autrement mais admettant parfaitement qu’il a sans doute atteint certaines limites avec l’âge.
Il n’est pas pathétique pour autant, bien au contraire, avec ce mélange indéfinissable de charisme saisissant, de prestance aérienne, d’élégance de dandy et de fragilité assumée. Un vrai charmeur. Un gourmand ? La théâtralité de son jeu de scène n’est jamais forcée, tout comme les éventuelles influences extérieures (l’utilisation d’un bandonéon, quelques mots d’espagnol qui s’échappent) ne sont pas là pour faire joli. Ghédalia Tazartès est un pur instinctif, pour preuve son jeu déraisonnable à l’harmonica dont il aime particulièrement abuser et dont il arrive à sortir des sons qui mis hors de leur contexte passeraient pour grotesques, sans objet.
Entre chaque titre la musique continue et il prend à chaque fois la peine de remettre ses lunettes pour vérifier là où il en est précisément, que tout ce passe bien. Le plus drôle c’est lorsque l’accompagnement musical est fortement marqué par un groove funk/technoïde rapidement déboité par le décalage du chant : on aurait envie de se torde un peu le bassin juste pour sentir davantage comment ça fait de ne pas comprendre ce qui se passe exactement, comment on peut arriver à de telles juxtapositions – l’analogie avec le montage cinématographique est souvent évoquée au sujet de Ghédalia Tazartès – et à ressortir autant de surprises. Reste cette voix inimitable, ce chant hors de nulle part et cette propension aux délires – mais des vrais délires, poétiques, pas de la p(r)ose vocale pour faire bien – et ce goût du jeu sans arrière pensée si ce n’est celle de l’inconnu. Pas de limites réelles mais une reconnaissance immédiate et instinctive des chemins empruntés. Tellement différent mais tellement interpelant et donc, finalement, familier. Il aurait été dommage de ne se contenter que des disques.
* oui mais par qui ? Philippe Robert en parle beaucoup mieux que moi à la page 208 de son livre Musiques Expérimentales aux Editions Le Mot Et Le Reste
** et disponible par ici essentiellement via Metamkine