Made Flesh, deuxième album d’Extra Life, est la première très grosse surprise de l’année 2010. Un disque intrigant, déstabilisant, dérangeant mais d’une beauté formelle et accomplie telle que, loin de n’être qu’une curiosité de plus dans un monde musical pourtant saturé d’extravagances diverses et variées, il atteint le rang d’objet sonore à la fois le plus incroyable mais le plus indispensable du moment.
On pouvait ne pas croire du tout (mais on aurait eu bien tort) au projet Extra Life, groupe monté par Charlie Looker, un musicien new-yorkais dont le pedigree effraierait n’importe quel aficionado des musiques expérimentales : collaborateur de John Zorn, William Parker ou Glenn Branca, le chanteur/guitariste a surtout fait ses armes au sein de Zs, excellent combo appliquant au free jazz un traitement terroriste digne du metal extrême et un laminage implacable de rigidité – une rigidité lui conférant cet aspect calculé que l’on retrouve dans certains côtés de la musique contemporaine et dont Extra Life a indéniablement hérité. Votre attention s’il vous plait : malgré ce qui vient d’être dit, Made Flesh n’est en rien un disque ultra policé et froid, bien au contraire, ce disque regorge d’une vie tumultueuse, incroyable, sauvage et d’un lyrisme à tomber par terre et tous ces ingrédients se combinent si parfaitement entre eux, la fusion des genres et des inspirations semble si naturelle, la visibilité des intentions s’effaçant devant la cohérence et la forte identité du disque, que l’on serait même tenté d’affirmer qu’avec Made Flesh Extra Life ouvre enfin de nouvelles voies – une assertion que l’on ose tenir de moins en moins souvent – pour la première fois depuis... le Velvet Underground, Throbbing Gristle, Joy Division, Sonic Youth, Napalm Death, Scorn, Oval, Sunn O))) ? (rayez les mentions inutiles)(oui, OK, j’aime exagérer)
Depuis Secular Works, le premier album d’Extra Life publié en 2008 par Loaf records, Charlie Looker a quelque peu repensé son projet, accentuant ses aspects les plus baroques et les plus pop tout en refondant et étoffant le line-up de son groupe : moins martelé et massif que Secular Works, Made Flesh offre en effet un panel hallucinant d’arrangements empruntant aussi bien au metal, à la noise, aux chants grégoriens, aux menuets de Lully qu’au psychédélisme free mais intimiste d’un Robert Wyatt ou qu’à la pop des Smiths. Seul The Body Is True, le dernier long et labyrinthique titre de Made Flesh rappelle franchement l’agressivité de Secular Works tout en l’enterrant : une partie de la production du disque a été confié à Colin Marston (Behold... The Arctopus, Dysrhythmia ou Krallice) qui assurément s’y connait pour faire ressortir tout le tranchant d’un enregistrement studio.
Tranchant qui domine sur Made Flesh, y compris sur les titres les plus outrageusement mélodiques (Voluptuous Life, excellente entrée en matière avec ses synthétiseurs virevoltants et très typés 80’s joués par Travis Laplante échappé des freeteux de Litte Woman) ou quelques passages limite hard rock progressif (la berceuse One Of Your Whores et ses explosions chorales très Queen). Parler de tranchant n’est finalement peut être pas la bonne façon de décrire Made Flesh, sans doute faudrait il préférer les termes de vitalité et de vérité – oui cette musique sonne « vraie », un mot que d’ordinaire on n’utilise lui aussi qu’avec moult précaution et parcimonie – et c’est là sa plus incontestable et incroyable réussite.
Pour en finir avec l’inusité et le hors-normes, évoquons le chant et les techniques de chant de Charlie Looker : celui-ci pioche allégrement dans celles du Moyen-âge voire même celles de la Renaissance, se passionnant pour des savoir-faire – modulations improbables pour nos oreilles modernes, vibratos en mode coussins d’air – qui n’intéressent aujourd’hui que les archéologues et amateurs de musiques anciennes. Jonglant sur le fil de la préciosité, louvoyant entre les notes, atterrissant là où on ne l’attend jamais, Charlie Looker a le chant le plus incroyable depuis Steven Patrick Morrissey et ses sweatness sweatness androgynes.
Petit mode d’emploi : ce disque essentiel est sorti dans sa version CD chez Loaf alors que l’indispensable version LP est disponible via Africantape (lequel label bénéficie désormais d’une distribution française avec Orkhêstra). Extra Life sera en tournée européenne en mai 2010 avec un passage à Lyon (au Sonic) le 26 mai.