Encore une semaine à rien foutre, ce médecin est vraiment généreux sur les arrêts maladie, et je profite également d’une sympathique invitation pour le concert d’Autechre pour me rendre à La Plateforme, un endroit où l’on sort à Lyon mais où je n’ai encore jamais foutu les pieds – j’ai beau être snob je n’ai jamais pu saquer les gens qui aiment trop se montrer. L’endroit est un vaste bateau tout rouge et amarré sur les quais du Rhône, à moins de deux minutes du centre ville et chaque fois que je m’emmerde en famille et que j’emmène les filles faire la typique balade lyonnaise du week-end sur les quais nous passons devant – c’est arrivé pas plus tard que le samedi précédent : une partie de l’endroit était loué pour un mariage en costumes queue de pie et chapeaux à plumes, la totale quoi, et lorsque j’ai cru bon d’expliquer au reste de la tribu que j’y retournerai dès le lundi soir j’ai eu droit à toutes les moqueries d’usage.
Je suis quand même presque déçu parce que je ne croise guère de gens réellement détestables en ce lundi soir, je ne vais pas pouvoir faire mon numéro de petit malin introverti. Par contre il y a un paquet de monde qui s’est déplacé pour (voir) entendre Autechre, le célèbre duo électro de Sheffield, oui comme Cabaret Voltaire il y a plus de trente ans.
Je passe le premier contrôle, suis fouillé par un videur deux fois plus grand et trois fois plus gros que moi et qui se fout gentiment de tous les nouveaux arrivants. Je me sens forcément un peu obligé d’apprécier son humour de deux. A l’entrée mon invitation m’attend bel et bien, ce qui représente toujours un certain soulagement. Le concert a pris du retard mais comme je ne suis pas spécialement à l’heure non plus, j’entends vaguement qu’il y a déjà du son en provenance du sous-sol. Le temps de repérer mon bienfaiteur de la soirée, de le remercier de l’économie notoire qu’il me permet de réaliser ce soir et nous descendons en bas voir ce qui se passe.
Ce qui se passe ? Je vois un type à cheveux longs et portant une casquette de baseball mais surtout en bermuda et en sandales (avec chaussettes blanches s’il vous plait) qui triture des boutons en s’agitant sur le côté droit de la scène, pratiquement de profil par rapport au public. Le type en question c’est Russel Haswell. Maintenant, après quelques recherches, je peux vous dire qu’il a collaboré avec Florian Hecker ou Masami Akita, ce qui donne une certaine indication du genre de bordel qu’il est en train de produire sur scène.
Je contemple quelques spécimens intéressants dans le public qui se trémoussent au son du harsh noise de ce cher Russel, j’apprécie son implication lorsque il tourne un nouveau bouton de sa mixette et je remonte boire une bière à l’étage tant ce qu’il fait ne me passionne guère, oui je suis fan de conneries ultra-bruitistes à la Merzbow mais il y a toujours ce snobisme du c’était mieux avant/ça a déjà été fait qui me pousse à penser que personne, ou presque, n’est en mesure de battre le maître incontesté en la matière que ce soit au niveau de la profondeur des textures que du volume sonore. Russel Haswell, malgré sa dégaine sympathique de pécheur du dimanche (est ce qu’il est pote avec Mick Harris ?) ne fait vraiment pas le poids.
Je redescends une seconde fois pour assister au set de Rob Hall. Lui a l’avantage de se tenir face au public mais il est tout au fond de la scène, derrière le matériel de Autechre. Il surveille l’évolution de sa musique sur un écran de Mac, bouge quelques potentiomètres lui aussi et fait des préécoutes sur un casque. J’ai beau savoir que Rob Hall n’est pas censé ce soir assurer un DJ set je m’interroge quand même : tous ces musiciens utilisent peu ou prou le même matériel, les mêmes logiciels, n’ont aucune présence sur scène et n’ont rien d’autre à proposer que leur musique. Et alors ? Alors celle de Rob Hall est insipide comme pas deux, bien que beaucoup plus dansante que celle de son prédécesseur mais d’une platitude à pleurer. Je veux bien de ton groove baby mais il est beaucoup trop petit pour combler tous mes désirs.
J’observe alors pendant quelques minutes le dispositif de surveillance des deux mastards et collègues de celui qui avait tenté de me faire rire à l’entrée. Le premier se tient à la droite de la scène, le second sur la gauche. Lorsque celui de droite quitte son poste pour passer derrière la scène et aller surveiller je ne sais qui je ne sais où, celui de gauche vient automatiquement prendre sa place sur la droite. C’est qu’à cet endroit précis il y a les quelques marches d’un escalier qui mène sur scène et on ne sait jamais, un débordement est si vite arrivé. Bref, je m’emmerde et je remonte une deuxième fois à la surface.
Et c’est là mon erreur. Je prends le temps de fumer, je regarde le paysage offert par Lyon by night© et je redescends. Sauf que j’ai oublié que dans les scènes electro, les sets sont enchainés et que donc Autechre a déjà commencé (pas depuis trop longtemps, heureusement). Devant moi s’étale une marée humaine qu’il me semble impossible à franchir. Je sors mon appareil photo et explique à chaque fois que j’ai du mal à franchir un groupe de personnes que je suis photographe et que j’aimerais bien aller devant. A ma grande surprise cela fonctionne systématiquement et ce qui m’étonne encore plus c’est que j’ai même droit à des paroles conciliantes du genre mais bien sûr, c’est tout naturel, vas-y et bonnes photos avec sourire à la clef. Une chose est sûre, je ne suis pas à un concert de metal.
Par contre pour les photos ce sera techniquement peine perdue ou presque : Autechre joue comme à son habitude dans le noir quasiment complet, les deux complices ne sont éclairés que par leurs écrans de laptop et les diodes de leurs machines. J’arrive à prendre celui qui se tient sur la gauche parce qu’il se tient bien en face de son Mac (décidément) mais celui de droite ne restera toujours qu’un fantôme perdu dans une autre dimension, impossible à immortaliser même avec un capteur de quinze millions de pixels.
Je suis enfin arrivé devant le duo, pile poil entre les deux et je peux même m’accouder sur le caisson basse, ce que je ne manque pas de faire, le ventre et les couilles bien calés contre. Le son est vraiment très fort et c’est parti pour une heure et quelques de massage pénien et d’hallucinations auditives.
Je ne sais absolument pas ce qu’Autechre a joué ce soir – pourtant je dois bien posséder tous les albums du duo – même s’il est sûr qu’ils n’ont rien interprété des albums (Incunabula) et Amber qu’ils ont complètement abandonnés depuis longtemps. Ce qui est vraiment fascinant avec la musique d’électrons libres d’Autechre, c’est que passé l’impression première d’anarchie totale (arythmies, cassures, mélodies inachevées, etc), il se dégage de ce bouillonnant maelström la très nette sensation de mouvement, d’une naissance en cours, d’une agrégation d’éléments disparates visant à la création d’un tout. On parle souvent de déconstruction à propos de la musique du duo, je préfère les termes de musique en construction. Et puis la musique d’Autechre est surtout incomparablement plus expérimentale et difficile que l’agression sonore basique perpétrée par Russel Haswell en première partie.
J’en viens à trouver des lignes directrices, des concordances, des relations directes, des chemins de traverses, des passerelles, des blocs qui s’encastrent les uns dans les autres, des couleurs qui se complètent, des éléments qui s’attirent ou qui au contraire se repoussent, et peut être que tout ce que j’imagine alors est complètement illusoire – bref, autant la musique d’Autechre prend possession de moi autant je prends possession d’elle. Je finis par fermer les yeux de plus en plus souvent et de plus en longtemps, complètement emporté alors que derrière moi je sens des gens en train d’essayer de danser (tout en me demandant bien comment cela est possible).
Pas fous, les deux Autechre assurent une fin de set nettement plus binaire voire tribale, marquant plus systématiquement le rythme sur la durée tout en continuant leur travail de bricoleurs fous par derrière : là effectivement il y a de quoi se trémousser mais je reste confortablement installé dans la torpeur alors que dans le public ça crie, ça siffle et que ça danse. Lorsque la musique s’arrête (tout le set est une succession d’enchainements), c’est l’explosion de joie et de hourras. Il n’y aura pas de rappel – d’ailleurs pourquoi faire ? – et les lumières à peine rallumées les videurs entreprennent de vider la salle. Sur le line-up de la soirée affiché à l’entrée il était bien spécifié fin du concert : 00h15, l’horaire a été impitoyablement respecté et je déteste ce genre d’efficacité.