Journal d’un pauvre père de famille en arrêt maladie. C’est samedi soir et je décide d’aller à mon deuxième concert de la semaine, contre tout avis médical et malgré un veto familial sans appel : je suis toujours sous médicaments, j’ai toujours mon collier cervical et je sais que demain je vais me faire copieusement engueuler quoiqu’il arrive et que si jamais j’ai à nouveau mal je n’aurai pas intérêt à me plaindre. Il faut savoir vivre dangereusement. Et puis je suis beaucoup trop curieux de découvrir Hey! Tonal en concert.
Je redescends donc à la cave et j’en remonte mon fier destrier à pédales. La déconvenue est énorme : le pneu arrière est à moitié dégonflé, suffisamment pour laisser croire qu’il y a une micro fuite quelque part dans la chambre à air et que ce ne sont pas les changements de température ni le taux d’humidité qui sont responsables de cette mise à plat. A nouveau à l’encontre de la vindicte familiale qui se déchaîne de plus en plus fort je regonfle illico à bloc le pneu récalcitrant, espérant qu’il tiendra bien jusqu’à Gerland et jusqu’à Grrrnd Zero, après on verra bien. Et je fuis, poursuivi par des hurlements de harpies en colère. J’arrive en effet sur les lieux du concert sans encombre, je tâte l’objet du délit, il n’a pas l’air de s’être redégonflé, après tout ce n’était peut être bien qu’un problème d’humidité et de température, va savoir. Je décide de faire de temps à autre une tournée d’inspection pour estimer l’état de décrépitude ou non de ce pneu récalcitrant.
Dans la salle Hallux Valgus est juste en train de terminer ses balances et il n’y a pas encore grand monde. Le Grrrnd Zero est résolument glacial à cette époque ci de l’année, l’affluence restera raisonnable pour un samedi soir mais pas de quoi non plus déborder d’enthousiasme. J’apprends alors que Dure Mère qui s’était rajouté à l’affiche à la toute dernière minute ne jouera finalement pas ce soir, le groupe est resté bloqué du côté de Metz, van cassé, l’une des éternelles galères des groupes qui tournent avec des petits moyens. C’est dommage parce que ça aurait rajouté un côté foutoir supplémentaire – qui a dit incohérent ? – à une soirée riche en styles musicaux différents.
Ulrike Meinhof débute la soirée. Il me semble que par rapport à la dernière – et la seule – fois où j’ai assisté à un concert de ce garçon, tout son attirail de bricoleur et d’arpenteur s’est quelque peu étoffé. Je vois une guitare posée à même le sol et dont il se servira telle quelle, je devine également deux cymbales toutes cabossées (il les a sûrement rachetées d’occasion à Hallux Valgus). Sinon, il y a les habituels enchevêtrements de câbles, des tables de mixage, un magnétophone, des pédales d’effets et d’autres choses encore pour lesquelles je ne saurais trouver un nom. Qu’importe.
La musique d’Ulrike Meinhof n’a rien de terroriste, elle se situe quelque part du côté de l’ambient, mais un ambient dynamique, oscillant doucement vers le bruitiste mais délimitant toujours un espace de flottement nécessaire et suffisant au vagabondage et autre rêverie. De la musique parfaitement inutile dans toute sa splendeur – l’inutilité étant dans ce cas précis une raison d’être suffisante, faut il le rappeler. L’utilisation de samples assez anecdotiques (dans le sens de bruits quotidiens) voire déjà usés et abusés par d’autres (comme les bruits de pas dans le gravier, rabâchés encore et encore par des gens comme Etant Donnés) n’enlève rien non plus au caractère déambulatoire d’une musique qui commence sérieusement à s’intensifier, à se resserrer, délaissant les marquages au sol trop évidents pour conduire vers quelque chose de plus monobloc et de plus imposant. Ulrike Meinhof a un bon sens de la montée et c’est sans trop de surprise que l’on voit un batteur puis un guitariste s’installer derrière lui.
Ainsi commence ou presque le concert d’Hallux Valgus, par un titre en commun avec Ulrike Meinhof. Ce dernier s’intitule Frozen Bold Babies et figure dans une version différente sur le nouveau vinyle 12 pouces du duo, Gale = Paranoïa + Psychose + Frustration tout récemment paru (bientôt une chronique) grâce aux efforts conjoints de Maquillage Et Crustacés, de Down Boy records et de Gaffer records c'est-à-dire les labels respectifs des trois personnes qui se trouvent en ce même moment en train de jouer à Grrrnd Zero – voilà une illustration parfaite du on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même. Malheureusement la participation musicale d’Ulrike Meinhof initialement prévue ne figure pas sur l’enregistrement définitif de Frozen Bold Babies, suite à un obscur problème de déménagement d’Ampeg mal géré. Pas grave. Ce que l’on peut entendre en direct live compense largement.
Dans la droite lignée du set d’Ulrike Meinhof, nos trois gaillards prennent leur temps pour faire inexorablement monter la sauce, une sauce épaisse, bouillonnante avec batterie martelée/tribale et alors que le guitariste – il joue assis sur une chaise avec un drôle d’instrument sur les genoux, genre un truc de cow-boy mais en version très électrique – s’emploie à sortir des sons à vous déchirer les sphincters. Ulrike Meinhof n’est pas en reste puisqu’il maltraite ses deux cymbales avec un contacteur, on frise le harsh, l’apocalypse est devant nous et c’est une parfaite introduction à la musique d’Hallux Valgus.
Duo intermittent composé de Pavel de Death To Pigs à la guitare et de Franck Gaffer (Sheik Anorak, etc, je ne vais pas refaire la même liste à chaque fois) à la batterie et à la voix de poulet éviscéré, Hallux Valgus a toujours cet unique mot d’ordre qui est d’enquiller des compositions ultra courtes, ultra rapides, ultra répétitives, ultra saturées, ultra hurlées, ultra martelées et ultra bandantes. Suite à une cassette au dépouillement aussi brut que violent il y a deux ans, le groupe est enfin de retour, après avoir enregistré cet été les neuf titres qui figurent sur Gale = Paranoïa + Psychose + Frustration, un pur concentré de now wave bruitiste à peine plus élaborée que dans le passé – pensez un peu à Arab On Radar qui s’essaierait à faire des reprises de Brainbombs et qui évidemment n’y arriverait pas.
Un vrai bonheur de punk et, de manière fort amusante, aucune ostentation. Qu’il joue débout avec une vraie guitare ou assis avec son instrument de torture cow boy, le guitariste d’Hallux Valgus est d’une immobilité étonnante, jouant de profil par rapport au public, ne le regardant jamais, lacérant ses cordes toujours plus fort et plus violemment, dans une espèce de statique provocatrice. Tout dans le poignet et dans les deux doigts qui glissent le long du manche, l’accordage et/ou les pédales d’effet devant faire le reste. Hallux Valgus c’est aussi frais et primesautier qu’un remugle de cadavre de rat crevé et aussi appétissant qu’une séance de léchage d’orteils fétichiste sur le pied-bot d’un vieillard incontinent. Dégueulasse mais irrésistible.
Après le concert je ressors sur le parking pour assurer le premier contrôle technique de mon vélo. Le pneu arrière est encore dur mais souple alors un doute m’étreint : ne s’est il pas quand même un peu dégonflé ? C’est donc légèrement inquiet que je retourne dans la salle du Grrrnd Zero pour la suite du concert. Mais je ne vais pas trop m’étaler sur le groupe d’après. En effet, le flyer officiel du concert indiquait la présence de Sinaloa. Disons tout de suite que je ne supporte que très difficilement ce genre de groupes emo. Aussi je suis le début du set de Sinaloa de pas très près, avec tout le respect qu’il m’est possible d’éprouver pour ce groupe, et ce qui devait arriver arriva, je m’éloigne toujours plus, avant de finir tout au fond de la salle et complètement atterré par une musique qui arriverait presque à me faire haïr Fugazi et Jawbox, groupes qu’il serait pourtant injuste de tenir coupables ou responsables d’une telle descendance aussi désastreuse que pitoyable. La vie est mal faite.
J’en profite pour retourner dehors sans plus attendre, là j’entends une conversation à propos du fait qu’il n’y a pas de basse mais deux guitares dans Sinaloa, tiens moi non plus je n’avais même pas fait l’effort de le remarquer. Mais retour à mon vélo. Cette fois ci il n’y a aucun doute, le pneu se dégonfle mais pas assez rapidement pour qu’il soit définitivement à plat d’ici la fin de la soirée. Du moins je l’espère. Donc je reste ici et pour la seconde fois ce soir je décide enfin de vivre dangereusement.
C’est un Hey! Tonal diminué qui monte sur scène. L’un des deux guitaristes a du subitement quitter la tournée suite à des problèmes personnels et retourner fissa à la maison. Mais heureusement Mitch Cheney est bel et bien présent et je suis bien trop heureux de le voir enfin en vrai, ce guitariste incroyable qui a joué dans Rumah Sakit ou Sweep The Leg Johnny (lorsque ces derniers étaient passés dans le coin, à l’époque de Sto Cazzo!, il n’avait pas encore intégré le groupe) et qui est le fondateur du label Sickroom records. Que du bon.
Le reste du line-up est composé d’un bassiste armé d’une Rickenbacker mais un peu trop en retrait à mon goût, d’un bidouilleur armé d’un laptop et de deux mini claviers et qui jouera un rôle bien plus important que tout ce que j’aurais pu supposer au départ et bien sûr de l’affreux Kevin Shea à la batterie…
… On me raconte souvent que ce batteur lunatique, à lunettes mais surtout à tête à claques peut s’avérer être complètement génial, y compris lorsqu’il joue avec Talibam! mais j’attends toujours de lui qu’il fasse autre chose que du free style, semblable à un hamster défoncé au speed et en roue libre dans sa cage. Même les expériences de deux concerts avec Get The People n’ont guère été concluantes, Mr Shea s’évertuant au moindre roulement à tomber systématiquement à côté de la plaque. Mais le bénéfice du doute est quelque chose à ne pas négliger. Lorsque j’écoute le très free jazzeux Peter Evans trio dans lequel joue Kevin Shea, j’entends un batteur certes foutraque mais qui apporte vraiment quelque chose à la musique qu’il accompagne. J’espère – à défaut de rêver – pouvoir un jour voir et entendre ce Kevin Shea là sur une scène.
Bon. Disons tout de suite que de ce côté-là c’est raté. Shea se fait une nouvelle fois dessus, dégoulinant de plans plus foireux les uns que les autres à la batterie. Mais je m’en fous. Je m’en fous parce que Mitch Cheney attire tous les regards et oriente toutes les oreilles. Il suffit de le regarder jouer, jongler plutôt, avec sa guitare qu’il porte très haut pour être sous le charme. Même avec ses problèmes de boucles et son jack qui partait en sucette (à défaut de le remplacer il faudrait investir dans une marque de sparadrap un peu plus résistant mon garçon) on sentait le musicien chevronné.
Après, lorsqu’on a publié un unique album sur lequel il n’y a aucune composition mais que des assemblages et des montages et dont le résultat est un gros délire free form complètement halluciné et drogué, à quoi pouvait bien ressembler la musique de Hey! Tonal en concert ? A de l’improvisation pure et dure mon capitaine. Ce truc qui peut sembler ignoble à ton voisin alors que toi tu tripes de toutes tes entrailles (ou inversement). Le math rock intergalactique de Hey! Tonal en aura rebuté plus d’un, le groupe vidant littéralement la salle, à la fin du concert il restait moins d’une dizaine de personnes. C’est bien dommage car voilà le genre de concert – contrairement à l’instantané façon Hallux Valgus – qui s’apprécie sur la durée. Des atermoiements, des hésitations et des plantages il y en a eu mais on a également eu droit à de grands moments de bravoure, des montées d’adrénaline irrésistibles, de la freeture en ébullition maximum, les maths enfin élevées au stade de sciences humaines.
Le concert est terminé et tout le monde a fui, il n’y a plus personne pour applaudir. Le groupe sourit malgré tout, remerciant les rares survivants d’avoir tenu le coup… ce ne devait pas être évident de continuer à jouer dans ces conditions. Il manquait donc un guitariste mais le bidouilleur a bien rempli son rôle, envoyant des boucles, des sons bizarres ou des notes décalées jouées sur ses microclaviers. Je me suis plusieurs fois demandé s’il ne retraitait pas une partie du son de Hey! Tonal en direct. Je suis parti sans demander confirmation.
Mon vélo est toujours là, à m’attendre au parking. Le pneu arrière n’a plus assez d’air pour me permettre de rentrer. Je fais un détour jusqu’à la station service de la rue de Gerland où je le regonfle à nouveau à bloc pour réussir à faire la route du retour, ce que j’arriverai à faire sans trop de peine. Demain, c’est atelier mécanique et réparation, tout ce que j’aime.