mercredi 15 avril 2009

Brötzmann - Uuskyla / Born Broke


Je ne me rappelle plus quel saxophoniste affirmait que la formation en trio était la plus difficile à maîtriser, que l’on n’avait pas le droit à l’erreur, que chaque note était audible, identifiable, cernable et que rares étaient les trios saxophone/basse/batterie réussissant une communion absolue et parfaite débouchant sur une musique idéale. Autrement dit : jouer en trio nécessite beaucoup de travail et d’apprentissage pour atteindre la supériorité de l’isocèle. Ceci est bien une vision limitée de la musique puisque depuis ses origines historiques quand l’homme ne savait pas encore ce qu’il faisait jusqu’à nos jours où ce même homme s’est à nouveau affranchi des systèmes de notation en revenant vers l’improvisation ou en mettant en place des protocoles aléatoires de composition (Cage, Feldman, etc) tout tend à montrer que l’erreur et le hasard sont partie intégrante de la musique. Et que dire alors des musiques non occidentales donc non relevables selon notre jolie gamme et non théorisables selon nos lois harmoniques ? Que dire de toutes les musiques qui ne se transmettent que par la mémoire, vecteur aléatoire s’il en est ? Que penser de la musique concrète ? Que penser du groupe de punk qui répète ses trois accords pourris dans la cave de tes voisins ? La musique est une question de mémoire -y compris technologique : c’est à ça que sert un enregistrement- et donc forcément d’effacements, d’oublis, de mutations, de disparitions. Improviser c’est (se) jouer de cette mémoire, oublier ce que l’on sait déjà et accepter ce que l’on va apprendre.
Il me semble bien que le saxophoniste mentionné plus haut était ce gros couillon de David Murray (qui lui-même a joué en trio au début de sa carrière, l’album 3D Family par exemple, avant de se lancer dans un effort compositionnel imbuvable). Mais qu’importe. Si le trio est une forme difficile à maîtriser, que dire alors du duo saxophone/batterie ?























Il n’y a pas beaucoup d’exemples de cet exercice du duo. Et par-dessus tout il existe un monument incontournable du genre, ce chef d’œuvre qu’est Interstellar Space de John Coltrane en compagnie de Rashied Ali (1967). On trouve d’autres tentatives pour des résultats mitigés comme le très militant The Long March enregistré par Max Roach et Archie Shepp en 1979 (deux disques chez Hat Hut records) et beaucoup plus récemment les fabuleux duos Chris Corsano/Paul Flaherty. Peter Brötzmann est également coutumier de cette formation, par exemple le très bucolique Schwartzwaldfahrt avec Han Bennink ou son duo avec Günter Sommer (Reservé sorti par FMP en 1989, un titre étant joué en trio avec le contrebassiste Barre Philips).
Born Broke
est un double CD publié par Atavistic réunissant Peter Brötzmann au ténor et à la clarinette basse uniquement et le suédois Peeter Uuskyla à la batterie. Je ne connais rien d’autre de ce grand blond mis à part Medecina, un album enregistré toujours avec le même Brötzmann ainsi que Peter Friis Nielsen à la basse électrique mais il a un curriculum vitae impressionnant puisque ayant également joué avec Cecil Taylor ou Peter Kowald.
Born Broke
est un disque étrange, enregistré en prise directe en studio alors que les deux musiciens jouent côte à côte, sans aucune amplification. Le son est immensément chaleureux et en même temps d’une intimité profonde, plein de détails résonnants (comme les vibrations des toms en intro du morceau titre) et de subtilités confirmant l’adage que plus c’est dépouillé et plus on en entend.
Il y a un aspect méditatif et serein à l’écoute de cette heure et demi de musique -un rayon de soleil qui réchauffe un carré de lumière sur un coin de parquet- y compris lorsque Peter Bröztmann s’envole sur les fulgurances dont il a le secret. Son phrasé est toujours délicat, la sonorité de son ténor ressemble à une vieille pierre polie dont un petit côté aurait été oublié, il y a une évidence poétique dans ce flot continu que ne semble démentir que quelques granulations résiduelles. Born Broke est ce que l’on pourrait appeler un disque de chevet, un disque que l’on écoute sans rien faire d’autre et surtout un disque qui donne envie de ne rien faire d’autre.