Vendredi soir et déjà la troisième soirée de ce festival d’hiver organisé par le Sonic. Ce sera également la soirée la plus éclectique des quatre et – étonnamment – la plus fréquentée. Effet festival dans une ville où on s’emmerde et à une période où il n’y a pas grand-chose à foutre ? Je n’ai jamais vu plus de quarante personnes à un concert de Gutbucket mais quelques (vieux) jazzeux sont déjà là, alléchés par l’étiquette made in Brooklyn de ce quartet plutôt électrique. Cela me fait tout doucement rigoler parce qu’avant de pouvoir écouter de la vraie musique civilisée tout le monde va devoir se taper Deborah Kant et le héro local Sheik Anorak, donc deux groupes qui n’ont vraiment rien à voir avec la tête d’affiche en théorie très tendance prout-prout ma chère. En attendant le Sonic se remplit doucement, on se réchauffe comme on peut au bar et on s’engoudronne les alvéoles pulmonaires sur le pont de la péniche tout en racontant des conneries qui font du bien – j’ai toujours aimé entendre les souvenirs des groupes en tournée. Et l’ambiance qui monte doucement mais sûrement.
Ce sont donc les Deborah Kant qui attaquent en premier. Cela fait un petit moment que je n’ai pas assisté à un concert de ces quatre garçons basé du côté de la Loire (et non pas à Lyon comme il est écrit dans cette chronique particulièrement élogieuse du premier album autoproduit du groupe mais je ne renie absolument pas tout ce qui y est écrit). Aussi c’est avec un grand sourire de contentement que je m’approche de la scène alors que la musique commence. Une fois de plus, je ne vais pas y aller par quatre chemins : ils sont jeunes, ils sont beaux, ils font du bruit avec des guitares donc ils ont vraiment tout pour eux – et, précision très utile pour les nuls et les amateurs de jazz, le bassiste porte un t-shirt Goo de Sonic Youth. Je m’attends donc à me prendre d’entrée au travers de la gueule la déflagration sonique tant espérée. Laquelle ne vient pas tout de suite… Les Deborah Kant jouent un peu moins fort qu’auparavant, le batteur applique une certaine retenue et le groupe prend son temps pour installer son premier titre. Il agira également de la sorte avec les suivants, maîtrisant l’exercice difficile du temps.
Si il y a quelque chose qui n’a pas changé, c’est en effet la longueur des compositions qui s’étirent au delà du raisonnable généralement admis par le commun des mortels des groupes de rock (au sens large, le sens défendu par un magazine désormais bien connu, non je ne parle pas de Rock’n’Folk), longueur qui permet au groupe de développer toujours autant son propos qui presque invariablement finit dans le chaos bruitiste – avec le guitariste de droite, celui qui ne chante pas, dans le rôle de l’électron libre.
En affinant ses compositions – je pense surtout à ce titre presque bucolique joué vers la fin, comme si Pavement s’était mis à la country – et en faisant preuve de plus de retenue Deborah Kant ne gagne que plus de pertinence lorsque le groupe se lâche et décide pour mon plus grand plaisir de tout foutre en l’air. J’aimerais bien avoir un nouvel enregistrement d’eux à me mettre entre les oreilles – en échange les gars je vous promets que je ne vous traiterai plus jamais de Lyonnais.
En deuxième c’est Sheik Anorak alias monsieur Franck Gaffer qui joue et c’est assez surprenant de le voir s’installer sur une scène lui qui la plupart du temps joue à même le sol. Je rappelle le principe de la musique de ce garçon pour toutes celles et ceux qui auraient raté les épisodes précédents ou qui n’auraient pas l’immense privilège d’habiter cette bonne vieille cité des Gaules : jouant à la fois de la batterie et de la guitare, Sheik Anorak commence par préparer en direct des boucles qu’il superpose, mélange et alterne à l’envie tout en se lançant derrière la batterie dans des rythmiques toujours très dynamiques. Le résultat n’a rien d’une mélasse expérimentale ou d’une nappe bruitiste à l’usage des amateurs de drone, non, la musique de Sheik Anorak est un mélange très réussi de mélodies évidentes (mais pas du tout niaises) et de stridences bien placées formant une musique instrumentale résolument compacte, avec juste ce qu’il faut de dramatique, riche en rebondissements comme autant de petits cheminements harmoniques qui ne laissent pas indifférent.
Plus le temps passe, plus les concerts se succèdent et plus la musique de Sheik Anorak s’affine, s’éclaircit, s’enrichit, se bonifie. Il me tarde vraiment de pouvoir entendre l’album que mon one man band préféré a prévu de publier bientôt. Egalement dans les cartons de Sheik Anorak un CD + DVD de sa tournée commune au printemps 2009 avec Weasel Walter et Mario Rechtern, que de la bonne freeture et de l’impro foutraque (donc pas grand-chose à voir avec le Sheik Anorak solo). Si j’ai bien tout compris la partie CD comprendra un concert donné à Montaigu par le trio tandis que le DVD reprendra entre autres les images du concert lyonnais à Grrrnd Zero.
Pour en revenir au concert de ce soir, il a également permis de mesurer toute l’étendue des capacités et de la versatilité du multi-instrumentiste puisque la veille c’est bien lui qui tenait la guitare au sein de Neige Morte. Reste à attendre patiemment le grand retour d’Hallux Valgus, un duo entre Sheik Anorak exclusivement à la batterie (et un peu à la voix) et le guitariste de Death To Pigs, pour avoir un panorama quasiment complet des activités musicales actuelles de ce garçon plein d’entrain – un demi-album vinyle des Pieds Qui Puent est prévu courant mars avec une tournée à la clef.
Gutbucket reste envers et contre tout un groupe sympathique, même lorsque ses albums deviennent moyens, constat qui malheureusement s’applique au petit dernier, A Modest Proposal. Qu’est ce qui ne cloche pas dans Gutbucket alors ? C’est bien simple : ses origines géographiques à aller chercher indéniablement du côté de Brooklyn, son identité jazz + rock (et non pas jazz-rock), le son plutôt irritant du saxophone alto de Ken Thomson – arrêtez de me bassiner avec la grande histoire du jazz écrite à l’alto par Charlie Parker, Eric Dolphy et Ornette Coleman, j’ai toujours préféré le son du ténor – et la guitare bien lisse de Ty Citerman. On rajoute un nouveau batteur au jeu trop binairement plan-plan et on obtient tous les ingrédients pour se taper une séance de jazz gentiment modernisé et raisonnablement virulent.
Mais tout ce qui cloche avec Gutbucket peut aussi être ce qui fait la force du groupe. Ils viennent de Brooklyn et on les soupçonne d’être des bons potes à John Zorn et de jouer au moins deux sets tous les quinze jours à The Stone ? Oui, forcément. Le jazz et le rock ont rarement fait bon ménage ? C’est vrai sauf quand le rock titre le jazz vers le haut, ce qui est visiblement le cas ici (l’inverse, le jazz qui titre le rock vers le haut, est beaucoup plus fréquent : Captain Beefheart, NoMeansNo ou Don Caballero). Le saxophone alto est trop omniprésent ? Oui Ken Thomson est un véritable virtuose qui cependant n’en fait pas des tonnes, son jeu est précis et aiguisé comme il faut. Ty Citerman regarde un peu trop souvent le manche de sa guitare lorsqu’il joue ? Il est également parfaitement capable de partir dans des plans noisy avec petits dérapages incontrôlés et tête-à-queue dans la boue. J’ai par contre toujours du mal avec Adam Gold (le batteur). Et en ce qui concerne le contrebassiste, il joue sur un instrument électrique avec un rack d’effets à rendre jaloux un guitariste de post hardcore mélodramatique. Il taquine et il chatouille son instrument squelettisé avec discrétion et bien entendu il aura droit comme tous les membres de Gutbucket à son solo – une tradition insupportable du jazz parce que considérée comme un passage obligatoire mais ça veut dire quoi obligatoire lorsqu’on joue une musique censée être (semi) improvisée ?
Le début du set de Gutbucket est plaisant (le groupe joue même Sludge Test en deuxième position) bien que l’on sorte trop peu des sentiers battus par le jazz contemporain et légèrement déviant. Or il faut croire que l’utilisation de la guitare – pourtant elle a un son tout propre – et les incartades extrajazz déplaisent aux vieux barbus et aux jeunes moustachus venus écouter leur musique favorite. On assiste à une désertion du Sonic par tous ces amoureux de l’art, ne restent que des jeunes gens qui ne connaissent vraiment rien à rien, aiment boire de la bière parce que ça aide aussi à écouter de la musique et qui n’hésitent pas à se remuer les fesses, à lever les bras et à gueuler comme de vulgaires punks du week-end (on est vendredi soir je le rappelle).
Plus le public s’échauffe et plus Gutbucket se laisse entraîner vers ses penchants les plus drôles et les plus barrés, oubliant que le jazz répond à des règles que ton grand-père connaissait déjà avant toi, démontrant que la musique est une affaire beaucoup trop sérieuse pour la confier à des musiciens bardés de diplômes d’écoles de musique émérites, que sur scène elle est aussi et surtout une farce et un simulacre. Gutbucket devient alors ce que le groupe devrait toujours être, un groupe de préposés au touche-pipi qui se fait plaisir autrement qu’en se touchant l’instrument pour réciter ses gammes, un groupe de jazz sympathiquement barré même lorsque ses disques deviennent trop moyens. La boucle est bouclée et je peux rentrer chez moi après une dernière bière bien méritée. Le jazz ça me donne toujours soif.